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Maudit article 301 : éponge et maquillage

mercredi 16 avril 2008, par Baskın Oran

Ne croyez surtout pas que cet article 301 soit un article qui se contente de violer les droits de l’homme. Il va bien au-delà : il est discriminatoire des points de vue religieux et racial. Et puis il est séparatiste.

Il a beaucoup de torts. Pas seulement dans le sens où c’est à lui qu’on doit la mort de Hrant Dink. Mais aussi parce que d’après les données délivrées récemment par la Plate-forme des Droits de l’Homme (IHOP) en 2006 ce sont 835 procès qui ont été ouverts à cause de ce maudit article et 1533 personnes accusées. Récupérant 536 procès des années précédentes, 2007 a commencé très fort avec 744 procès ouverts dès les trois premiers mois et 1189 accusés.

Et son principal apologiste est un politicien issu des rangs de l’AKP capable de déclarer : “cet article ne peut-être amendé encore moins aboli. S’il y a un problème, il vient de l’application que l’on en fait. Nous attendrons donc que la jurisprudence évolue.” Une personne cohérente. Lorsqu’avait paru notre rapport sur les minorités, ne l’a-t-il d’ailleurs pas qualifié de “ fantaisie d’intellectuels”, de “zizanie intellectuelle” ?
Et n’a-t-il pas ajouté que nous avions “attaqué au rasoir les coutures de notre pays.” (Takvim, 16.11.2004).

Par la suite il s’est encore distingué en déclarant à propos de la toute première conférence tenue en Turquie sur “La Question arménienne dans l’Empire ottoman” : “Ils nous ont poignardé dans le dos.” (Birgün, 27.05.2005)
A l’époque, cet individu était ministre de la Justice. İl est aujourd’hui vice-premier ministre. Et c’est aussi l’un des responsables de l’AKP dont le nom ne figure étonnamment pas dans l’acte d’accusation visant la fermeture de ce parti (et l’interdiction politique de 70 de ses dirigeants -ndlr) : Cemil Ciçek.
Maintenant qu’une telle personne puisse prendre place dans le gouvernement en tant que ministre responsable des “Institutions en charge des Droits de l’Homme” nous aide à comprendre la situation actuelle de l’AKP. Comme à mieux saisir tous les efforts consacrés depuis 3 ans pour ne pas amender ce maudit article. Mais voilà qu’alors qu’on parle de fermeture et que son avenir se ternit quelque peu, voilà que l’AKP jette l’éponge et se lance dans la cosmétique.

D’abord l’éponge, ensuite le maquillage

1) Dans le projet d’amendement que l’on annonce, on lie les éventuelles poursuites judiciaires à l’avis du Président de la République. Histoire de diminuer le nombre d’affaires. Et les foudres de se détourner de l’AKP pour se tourner toutes vers la présidence de la République. Depuis qu’il a laissé tomber les reformes européennes, l’AKP s’est retrouvé si démuni qu’il n’hésite plus à se débarrasser de la patate chaude en laissant se débrouiller seul le Président issu de ses propres rangs.

2) On supprime la “prime” d’un tiers attribuée à la peine en cas de faute commise à l’étranger. On rabaisse la peine maximale de 3 à 2 ans, histoire de compenser par des peines avec sursis. Tout cela, par seul souci de voir le nombre des condamnations diminuer.
En argo, on dit foutre le camp.

L’AKP n’envisage pas du tout l’abolition pure et simple de cet article. Il ne cherche pas même à remplacer le terme “humilier” par celui d’“insulter”. Or tout le monde sait que toutes ces condamnations résultent de ce terme d’une extrême ambiguïté. L’AKP cherche ouvertement à ne toucher à rien. En gros à satisfaire tout le monde. D’une part, à ne pas inquiéter les “nationalistes” qui pourraient s’offusquer d’une abolition de l’article, et d’autre part à faire taire la société civile en évitant de multiplier les procès.
Une mentalité de paysan madré.

Il prend “l’humiliation faite à la turcité” et en fait “humiliation faite à la nation turque”. Je m’explique ci-dessous ; à croire qu’il existe une quelconque différence entre turcité et nation turque. Tout comme l’amendement lexical nous faisant passer de “l’humiliation faite à la République” à “l’humiliation faite à l’Etat de la République de Turquie”. En copiant la dynastie koweitienne qui pour se donner une allure et un statut s’est autoproclamée “State of Kuwait”, la nouvelle forme de cet article constitue une humiliation faite à un Etat vieux d’au moins 650 ans.

Article 301 : de la discrimination religieuse

Mais le problème principal ne réside ni dans le coup d’éponge ni dans le maquillage. Et nous rentrons là dans tout ce qui concerne “islamisme, racisme et séparatisme”.
N’allez pas croire que des termes comme “turcité” et “nation turque” soient des notions qui recouvrent et comprennent tous les citoyens qui vivent dans ce pays. Je l’ai déjà écrit mille fois : lorsque vous dites “Turc” vous dites Turc musulman. Lors du procès du massacre de Malatya (en 2007, assassinat de citoyens turcs et missionnaires protestants, ndlr), les avocats des parties civiles n’ont eu de cesse de demander ce que pouvaient bien recouvrir les expressions “nous et eux” dans la bouche des accusés. Réponse : “nous, nous sommes Turcs. Eux, ils sont chrétiens.”

Allez, on aurait pu se rassurer à bon compte en se disant que ce n’est là que langue de “la rue”. Mais les plus hautes élites kémalistes à la sauce 1930 ne considèrent pas plus les non-musulmans comme des “Turcs”. Et ce par cohérence avec cette idéologie de la “Nation Dominante” (c’est-à-dire les musulmans) tout droit héritée du Système de Millet de l’Empire ottoman, système qui tenait les non-musulmans pour des sujets de deuxième classe. Ils parlent pour ces gens-là de Grecs ou d’Arméniens. Ou bien si on y ajoute un tant soit peu de considération, de “citoyens”. “He citoyen, parle donc turc !” Cela ne vous dit-il rien du tout ?

Pourquoi avons-nous jusque dans les années 1940 enregistré nos non-musulmans dans les registres pour “étrangers” ? Pourquoi notre Cour de Cassation a-t-elle mis tant de soin dans ses décisions de 1971, 74 et 75 à ne les désigner que comme des étrangers ?
Et pourquoi encore le décret de “protection contre les sabotages” a-t-il fait mention dans son article 5/j parmi les groupes susceptibles de faire des sabotages des “étrangers locaux à l’intérieur du pays (de nationalité turque)” ?

Pourquoi, le 17 avril 1996, le second tribunal administratif d’Istanbul a-t-il fait mention à propos d’un citoyen turc d’origine grecque de “citoyen de la République de Turquie de nationalité étrangère” ? Pourquoi dans l’article 24/2 de la loi 625 sur les écoles prives a-t-on tenu à ce que dans toutes les écoles des minorités, le premier adjoint du proviseur soit “d’ascendance turque et ressortissant de la République de Turquie” ? Pourquoi depuis la fin des années 60 alors qu’on a bien evité de toucher aux biens des fondations musulmanes a-t-il fallu que l’on réquisitionne les biens des fondations minoritaires non-musulmanes ?
Et pourquoi donc enfin, alors que nous avons amendé 3 fois les articles concernants les fondations non-musulmanes et que nous avons récemment fait une nouvelle loi, pourquoi n’avons-nous pas été en mesure de restituer ces biens à leurs propriétaires ?
Allez, disons que nous ayons réussi à imiter le son. Soit. Mais que ferons-nous de l’odeur ? Car dans ce pays il n’existe pas un seul diplomate, sous-préfet, directeur de l’Etat civil ou de la police, pas un seul membre des services de renseignement, pas un seul inspecteur des impôts ou même un officier ou sous-officier non-musulman.
Cela ne peut manquer de nous rappeler une anecdite de l’inimitable Nasreddin Hodja, figure centrale de l’humour anonyme turc. Il est un jour invité a dîner chez un notable. Alors que l’on sert les cafés, l’hôte émet une flatulence. Et pour imiter le son il pietine le plancher. Nasreddin Hodja ne se retient plus : “Tu as imité le son. Que vas-tu faire de l’odeur ?"
L’article 301 est donc discriminatoire d’un point de vue religieux. Il est fondamentaliste. Qu’on se le tienne pour dit.

Article 301 : discriminatoire d’un point de vue racial

Pourquoi dans la loi 2510 portant sur l’Etablissement/Emigration/Migration lit-on à 6 reprises le terme de “race turque” ? Pourquoi jusqu’à la fin des années 40 fallait-il pour simplement pouvoir aller étudier en Europe, être “Turc”, “d’ascendance turque, “de race turque”,” ?
Pourquoi, d’après le décret paru au JO le 04 mai 2004, exige-t-on pour toute personne qui demande la nationalité turque une “enquête sur l’ascendance” ?
Et ces campagnes portées par le slogan “Citoyen, parle turc !” n’étaient-elles d’ailleurs pas à destination des non-musulmans et des Kurdes ?

En passant, je ne peux m’empêcher de le rappeler : en 1997, le ministre de l’intérieur de Mme Tansu Ciller, Mme Meral Aksener se permettait d’insulter dans le même temps, Arméniens et Kurdes en qualifiant Öcalan de “sperme arménien”. Et alors, puisque ces deux groupes faisaient partie de la nation turque, pourquoi n’a-t-on pas alors ouvert de procès au titre de l’article 159 (ancien nom du 301) pour insulte à la turcité ? Ou alors serait-ce que l’article 301 (159) n’a jamais été conçu que pour l’insulte, euh pardon, l’humiliation des Turcs musulmans ?

Şerafettin Elçi a exercé ses fonctions de ministre pendant 22 mois. Enfermé 30 mois. C’est qu’il avait déclaré la chose suivante : “en Turquie, il y a des Kurdes. Moi aussi, je suis Kurde.” Pour cela, il a été condamné à 4 ans et 7 mois de prison et fut emprisonné pendant 30 mois. Mais dans ce cas, ne tenons-nous pas les Kurdes pour des Turcs ? (les exemples sont tirés de mon livre intitulé Les Minorités en Turquie, Editions Iletisim, 2008, p.89-95. Il sera publié en français en 2009)

Après tout cela, pouvons-nous encore nier que les termes de “Turc” et de “Nation Turque” sont des termes à contenu ethno-religieux ?

Et pour finir, le séparatisme.

Enfin, quand je dis finir... La Turquie est finie. Que nous reste-t-il à finir ? Je ne parle pas ici des consternantes éclipses de la raison du pouvoir judiciaire ; j’en ai déjà beaucoup parlées. Il nous est suffisant de compter sur notre scène politique un AKP qui multiplie les pirouettes pour ne pas abolir, voire ne pas amender, un article qui respire la discrimination religieuse et raciale. Sans parler d’une opposition mille fois pire...

Avez-vous jamais entendu parler de pire séparatisme ?

Car si vous ne tenez pas pour séparatiste celui qui ne cherche qu’à maintenir Kurdes et non-musulmans au dehors de la “nation turque”, alors qui tiendrez-vous pour séparatiste ?

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