Il est curieux d’interdire le hijab au nom de la laïcité tout en insistant sur le caractère chrétien de l’Union européenne
Yakov M. Rabkin
Professeur d’histoire et membre du CERIUM, Centre d’études et de recherches internationales à l’Université de Montréal ; son dernier livre s’intitule Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (Québec, PUL, 2004).
L’islam et les musulmans attirent actuellement beaucoup l’attention, négative pour la plupart.
Chez nous, la question du hidjab continue d’animer les esprits. En Europe, en plus du débat sur le droit des femmes et des filles musulmanes de porter le hidjab, une autre question provoque un débat tendu : l’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne. Le spectre du Turc envahisseur a sûrement contribué au revers dont a souffert le traité constitutionnel en France et ailleurs.
Il y a encore quelques années, invoquer la différence religieuse comme facteur qui freinerait l’accession de la Turquie à l’Union aurait offusqué la rectitude politique en vigueur. L’Europe se voyait alors universelle, libérale et laïque. La religion n’avait guère de place dans un débat politique. Même aujourd’hui on attribue aux impératifs de la laïcité l’interdiction du hidjab, dont viennent d’être frappées les musulmanes dans plusieurs pays européens. La Cour européenne des droits humains a confirmé la légalité de cette interdiction en basant sa décision, elle aussi, sur le souci de préserver la laïcité. Ce qui a tout de suite compliqué le port des habits traditionnels aux religieuses catholiques qui enseignent dans les écoles d’État mais pour lesquelles on essaie de trouver une issue de secours en qualifiant leurs habits d’ « uniformes professionnels ».
En effet, le problème du hidjab est différent de celui du port des habits par les religieuses. Pour celles qui adhèrent à cette interprétation de la loi islamique, montrer ses cheveux en public constitue une transgression contre cette loi en ce qu’elle concerne la pudeur. D’où le geste d’une étudiante française qui s’est présentée à l’école publique la tête complètement rasée. Il s’agit d’interdictions religieuses dont beaucoup de chrétiens ont depuis longtemps perdu l’habitude. Ils ne comprennent plus que manger pendant le Ramadan ou le Yom Kippour n’est pas une question de style de vie ou de préférence culturelle mais une interdiction qui est incontournable pour ceux et celles qui obéissent à la loi religieuse.
Même ce terme « religieux » ne s’applique que difficilement au judaïsme et à l’islam qui, par ailleurs, ont bien plus en commun, entre eux, que chacun d’eux a avec le christianisme. Pour le juif et le musulman qui, tout en étant médecin ou cordonnier, mexicain ou français, se considère membre de la oumma (qui signifie, tant en hébreu qu’en arabe, « la communauté transnationale des croyants ») la vie a pour but l’obéissance à la volonté de Dieu. Cette obéissance englobe la vie entière et touche à des domaines aussi variés que la nourriture et la parole, les relations sexuelles et les transactions bancaires. Ce qui crée des malentendus lorsque, dans une langue occidentale, on se réfère à la pudeur comme une question « religieuse ». Par ailleurs, les langues hébraïque et arabe n’ont inventé les mots « religieux » et « laïc » que très tard dans leurs histoires respectives, au cours du XIXe siècle, et, même là, clairement sous l’influence de la sécularisation en Europe. Auparavant, on ne pouvait caractériser ceux parmi les juifs et les musulmans qui transgressaient les règles respectives que comme « impies » ou « méchants ». L’introduction du terme « laïc » a permis d’esquiver l’opprobre chaque fois que l’on parlait d’un homme qui faisait fi de la tradition. « juif laïc » ou « musulman laïc » n’ont pas de sens au sein de ces cultures, même si « Israélien laïc » ou « Turc laïc » expriment une réalité identitaire propre à l’État moderne, exactement comme le font les termes « Mexicain laïc » ou « Français laïc ».
En France, qui abrite plus de musulmans que tout autre pays de l’Union européenne, les discussions autour du hidjab s’animent depuis plus d’une décennie. En interdisant le hidjab, on invoque également un autre argument : la protection qu’offre l’État aux jeunes musulmanes contre la coercition familiale. Ainsi, loin de rester neutre, l’État s’arroge le droit d’intervenir contre ce que la tradition considère comme une obligation incontournable. Mais alors pourquoi protéger une fille du port du foulard — un acte qui est après tout superficiel et réversible — plutôt que protéger un garçon d’un acte bien plus profond et irréversible qui est la circoncision, d’autant plus qu’on circoncit les garçons juifs à l’âge de huit jours lorsque l’intéressé ne peut encore rien dire ?
Deux poids, deux mesures
L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne fait les manchettes tant en Turquie qu’en Europe. Même si la Commission européenne a accepté d’ouvrir les négociations, certains gouvernements veulent changer les règles du jeu et soumette la candidature à un référendum populaire. Il ne s’agit sûrement pas de la taille du pays car il n’y avait pas eu de référendum au sujet de l’acceptation de la Pologne. L’intention d’avoir deux poids, deux mesures n’a pas échappé à l’attention du chef de file des socialistes à l’Assemblée nationale à Paris : « Il ne peut y avoir de traitement de défaveur. La candidature turque doit obéir aux mêmes règles que les précédents élargissements ».
Lorsque j’ai visité la Turquie pour la première fois, il y a presque un quart de siècle, j’ai été impressionné par ce pays profondément marqué par son fondateur Atatürk. Une société laïque et sophistiquée où le pourcentage de femmes dans les sciences était alors plus élevé qu’aux États-Unis ou en Europe de l’Ouest, un pays bien ancré dans l’ère industrielle, allié militaire indéfectible des puissances occidentales, la Turquie me paraissait alors un candidat valable pour des relations plus étroites avec la Communauté européenne. C’est en 1963 qu’avaient commencé les premiers contacts visant l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Mais, à l’époque, c’était la Grèce qui nuisait systématiquement au rapprochement de son allié de l’OTAN avec l’Europe. Aujourd’hui, la Turquie, ayant posé des gestes généreux envers la Grèce et sa population, a désamorcé ce blocage systématique. Or, un nouvel argument contre l’adhésion de la Turquie se fait entendre dans les journaux européens et dans les couloirs politiques : la peur de l’islam.
Tandis que la Turquie, dont la constitution et le système judiciaire sont calqués des modèles européens, est en train de fomenter une société pluraliste et multiculturelle, certains politiciens européens se mettent à exprimer des préjugés anti-musulmans et anti-turcs. Si la Turquie était acceptée au sein de l’Union européenne, elle deviendrait alors le cheval de Troie qui ouvrirait les portes de l’Europe à une nouvelle « invasion barbare ». Ainsi, le premier ministre français met en garde les Européens contre « le fleuve de l’islam » que représenterait l’adhésion de la Turquie. Fait qui a souvent été observé en Europe, la gauche peut facilement basculer vers la droite dans un élan d’enthousiasme nationaliste et xénophobe. C’est ce qui s’est produit en partie en France à la veille du référendum du 29 mai.
Dans ce contexte, la tentative d’affirmer le caractère chrétien de l’Europe dans la nouvelle charte de l’Union prend une allure ouvertement islamophobe. Il est curieux d’interdire le hidjab au nom de la laïcité et, en même temps, d’insister sur le caractère chrétien de l’Union. Certains y trouveront tout simplement une incohérence, le désir d’avoir le beurre et l’argent du beurre ; d’autres, la manifestation d’une hypocrisie, d’un vieux préjugé anti-turc et anti-islamique. D’aucuns y entreverront un nouveau rideau de fer derrière lequel l’Occident essaie de se protéger du choc des civilisations.
En préservant le caractère laïc de la politique européenne, on neutralise les forces de xénophobie et d’intolérance dont avait tant souffert le Vieux continent au siècle passé. Rappelons que ce n’est pas l’islam mais les idées européennes de nationalisme exclusif, de totalitarisme et de communisme qui ont emporté des dizaines de millions de vies humaines à l’aide du progrès technique et scientifique mis au service du massacre industrialisé. Il est compréhensible que le traumatisme du 11 septembre ait permis le dénigrement de l’islam. Or, juger l’islam par le comportement d’Oussama ben Laden et des talibans équivaut à juger le catholicisme par les actes d’Al Capone et des curés pédophiles.