Nous en avons l’habitude. Mais ce serait fâcheux de ne renvoyer à cette Turquie qui se déchire sous nos yeux qu’un dédaigneux revers de la main.
C’est un discours que nous n’avons de cesse de tenir sur ce site : ce que vit la Turquie ne concerne pas qu’une Turquie dont la « vraie nature » rejetterait l’artefact européen (discours classique de droite) ou une autre Turquie qui connaîtrait les affres de sa métamorphose en un pays dont le niveau de développement européen représenterait le modèle (discours classique de gauche).
Car dans les deux cas, on s’illusionne sur la pérennité et la pertinence d’un modèle de modernité européen hérité du XIXe siècle.
Car la Turquie, en mutation, se pose la question de la modernité certes, mais d’une modernité à inventer et à construire en fonction des nécessités du monde actuel, globalisé.
En cela, elle est aujourd’hui l’une des chambres d’expérimentation, d’invention du vivre ensemble et de la politique de demain dont dispose le monde, en plus de l’Inde et du Brésil parmi d’autres exemples. Elle est par contre le seul atelier dont dispose l’Europe : donnons-nous dix ans pour que le vieux continent en prenne conscience.
Cette problématique est sans doute encore difficile à appréhender dans sa généralité et en dehors de certains exemples concrets : elle n’en sera pas moins de plus en plus visible.
La Turquie est d’ores et déjà la chambre d’écho des questions que l’Europe ne pourra pas ne pas se poser si elle veut se fonder comme entité politique viable et crédible.
Une répétition européenne
Le conflit qui déchire aujourd’hui la Turquie peut s’appréhender de bien des manières selon l’angle ou la distance avec laquelle on considère la question. Pris dans la perspective longue des conflits sociaux, on peut rendre compte de l’affrontement entre l’AKP au pouvoir et une partie de la magistrature comme d’un affrontement entre deux bourgeoisies, deux élites.
Une élite centralisée d’une part, fonctionnarisée et installée dans le confort d’une identité moderne qu’elle a héritée du XIXe siècle puis imposée et généralisée à la périphérie.
Une bourgeoisie montante d’autre part, venue de la périphérie et portée par les grands vents de la mondialisation économique, qui trouve du réconfort et une promesse de stabilité dans le confort d’une identité traditionnelle qu’elle reconstruit de toutes pièces.
A l’échelle continentale et mondiale, la globalisation, notamment économique ne se présente pas autrement que comme un processus d’émergence des périphéries qui se mettent à concurrencer les centres dans tous les domaines. On peut bien évidemment considérer le phénomène sous toute une série de points de vue, d’angles et de distances différentes : on parle de défi de régulation économique globale ou bien de choc des civilisations.
Mais on peut également reproduire le schéma d’affrontement de deux élites dotées de références idéologiques antagoniques : une élite dominante depuis le centre et une élite issue des périphéries.
Dans l’histoire, les périphéries ont toujours pu et su s’assimiler, qu’il s’agisse de peuples nomades, de populations rurales ou immigrées ou de classes sociales « inférieures ». Aujourd’hui dans un monde globalisé qui par définition ou par nature perd la notion de centre, l’assimilation à un modèle situé ne paraît plus aussi facile que par le passé.
Quelle est donc l’alternative à l’assimilation par le centre ?
L’assimilation par la périphérie, assimilation à l’envers qui fait remonter toutes les peurs : islamisation de la société turque par ici, islamisation de l’Europe par là ? D’ailleurs, n’est-ce pas la promesse tacite d’un renversement des anciennes hiérarchies qu’agite la perspective même lointaine d’une adhésion de la Turquie à l’UE ?
Pourtant cette solution dichotomique n’en est pas une dans la mesure où elle ne propose que le remplacement d’un centre par un autre alors que la notion et la fonction de centre ont précisément tendance à disparaître.
Ou bien l’invention d’une solution démocratique « cosmopolite » qu’initierait un « cosmopolitisme » européen ?
De là, deux remarques :
la Turquie est sommée de trouver un compromis démocratique entre un centre et une / des périphérie(s) qui ne sont plus assimilables car les choix de l’assimilation forcée ou du communautarisme aveugle et sourd ne sont ni tenables ni pertinents.
L’Europe assiste là à une répétition de sa véritable fondation politique : voilà la rançon d’une globalisation qui procède à un grand « décentrement » et pose la question des enjeux majeurs non plus au centre, mais en périphérie.
Et c’est ainsi que, paradoxalement, la Turquie se retrouve en plein cœur de l’Europe : et si la politique de voisinage cessait de n’être qu’un fumeux concept ?