Il ne fait pas bon, par les temps qui courent, se prétendre simple fidèle, musulman pieux, régulier dans ses observances, accomplissant son devoir pendant le mois de ramadan et après. Massacres à Bali, à Mombasa, attentats-suicides à Jérusalem, procès d’islamistes à Paris : il ne se passe guère de jour sans que le flot des nouvelles ne renvoie au croyant l’image d’un islam coupable, agressif, meurtrier. A force d’amalgames, l’islamophobie n’a sans doute jamais atteint un tel niveau d’intensité. Les responsables musulmans modérés ont beau dire et répéter qu’aucune cause, si noble soit-elle, ne saurait jamais justifier un tel déchaînement de violences, la distinction qu’ils font entre le « véritable islam » de concorde, de tolérance, de paix et l’islamisme, pathologie perverse et infantile de l’islam, semble à l’opinion de moins en moins pertinente et convaincante.
Tantôt l’islam est la « cinquième colonne » qui déstabilise les institutions laïques (Le Figaro Magazine du 19 octobre), tantôt il bénéficie de l’« indulgence extrême » des médias. Les islamologues sont traités de « médiatiques dandys », et l’Etat, qui tente d’organiser la communauté musulmane en France, est jugé coupable de « sacrifier les grands principes de la laïcité sur l’autel du communautarisme » (Agnès Devictor dans Le Monde du 4 octobre).« Le mauvais islam n’est que la version guerrière d’une loi coranique dans laquelle aucune autorité islamique reconnue n’a installé ses garde-fous » (Claude Imbert dans Le Point du 26 septembre).
Islamophobie méritée, surenchérit Ghaleb Bencheikh, théologien français : les condamnations des actes terroristes antioccidentaux ont toujours, chez les hiérarques musulmans, un « relent de justification ». Les Groupes islamiques armés (GIA) en Algérie sont condamnés, mais après les « généraux » au pouvoir à Alger. Les attentats-suicides palestiniens le sont aussi, mais les responsabilités d’Ariel Sharon d’abord mises en évidence. Le délire meurtrier d’un Oussama Ben Laden est fustigé, mais pas autant que l’administration Bush. Circonstance atténuante : la parole des « clercs » (oulémas, recteurs d’université) est muselée par l’ombre tutélaire des pouvoirs qui les nomment.
D’où vient cette incapacité d’un sursaut collectif de l’islam ? Est-elle imputable à son histoire, à sa doctrine, à ses divisions, aux autoritarismes politiques ? Où sont les Voltaire, Rousseau, Montesquieu de l’islam ? A leurs débuts, les philosophes français n’étaient pas nombreux non plusà s’ériger contre l’ordre établi et la confiscation de la parole publique, et, pourtant, ils ont soulevé le couvercle de l’oppression. Où sont les Ghazali, Averroès, Avicenne capables de faire éclore un nouvel humanisme arabe ? Et si le Prophète n’a rien dit de la gestion des affaires de la cité, comment expliquer l’absence de délibération et de prise de parole collectives, alors que le verset 42 de la sourate 38 - « Et leurs affaires sont objet de consultations entre eux » - fait obligation aux musulmans de se prendre en charge.
« RATIONALISATION »
C’est dans ce climat que le « modèle » de la Turquie peut se révéler décisif pour l’avenir et inspirer au moins, plutôt que de jouer les repoussoirs, une marge d’espoir. Les auteurs des campagnes contre l’adhésion d’Ankara à l’Union européenne ou, toutes proportions gardées, contre la représentation élue d’un islam français jouent avec le feu. Entre l’islam soumis, bâillonné, des pays de dictature arabe et l’islamisme, il y a une troisième voie possible qui passe par la démocratie, la neutralité de l’Etat, la laïcité, le respect des minorités. Sans être parée de toutes les vertus, la Turquie doit faire la démonstration que l’islam est soluble dans des institutions démocratiques et la laïcité.
Inspirée du modèle jacobin français, autoritairement mise en place par le régime kémaliste et défendue, au besoin, par l’armée, la laïcité « à la turque » a permis une séparation entre la sphère publique et la sphère privée qui n’a pas de comparaison dans le monde islamique. L’héritage historique de l’Empire ottoman (qui distinguait déjà la classe administrative et la caste religieuse), l’expérience démocratique qui tente de s’imposer (avec des hauts et des bas), une tradition étatique forte, modernisatrice, théoriquement neutre (par rapport à la religion), enfin l’absence de ressentiment antioccidental (la Turquie fut colonisatrice, non colonisée) : autant d’éléments qui ont contribué à une « rationalisation », selon Nilüfer Gole (chercheuse à l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales) de la religion musulmane et à une « privatisation » de son espace.
Le vote (la politique), le diplôme (l’éducation), l’argent (le marché) sont les trois voies qui ont permis, dans la Turquie moderne, une circulation des élites, une mobilité sociale. Dans les autres pays musulmans, il manque toujours l’une au moins de ces trois voies pour permettre une telle émancipation, sauf peut-être l’Iran, modèle assez proche de la Turquie, mais qui n’a pas connu la même expérience démocratique après la chute des Pahlevi.
En Turquie, l’islam est donc une référence normalisée de la vie publique. A la différence des pays arabes, la revendication politique, sociale ou économique y passe par le jeu des partis. Elle n’a pas eu besoin de « transfert » sur des courants islamistes minoritaires, clandestins, opprimés, qui ont su capter, pour le pire plus souvent que pour le meilleur, les frustrations et les espoirs des masses déshéritées et de la jeunesse éduquée. Presque plus qu’en aucun autre pays musulman, l’islamisme en Turquie est perçu, notamment chez les femmes, comme une menace.
L’islam turc, surtout s’il est amarré un jour à l’Union européenne, devrait servir de référence pour tout le monde musulman. Ce qui ne veut pas dire que toutes les questions y soient épuisées, notamment celle de la place à faire à la religion dans l’espace public, toujours sujette à contestation. Ou de l’avenir de la laïcité, qui ne peut plus être conçue selon un mode autoritaire et militarisé dans la Turquie moderne, restée un espace multiculturel et multireligieux comme à l’époque de la Sublime Porte. L’attitude qu’il observera à l’égard du foulard islamique - interdit au Parlement, à l’école, à l’université - sera l’un des premiers tests pour le parti d’islam modéré (« musulman-démocrate ») qui, grâce à son leader Recep Erdogan, vient d’accéder au pouvoir à Ankara.
Le phénomène nouveau dans l’islam, en Turquie comme dans la population musulmane sédentarisée en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, est bien l’émergence d’« acteurs mixtes » (Nilüger Gole), issus d’une éducation laïque, mais qui veulent s’approprier le lexique religieux de la réaffirmation identitaire. Cette mixité ne va pas cesser de se développer, encouragée par les pressions migratoires, par la modernisation, par la mondialisation, par l’interpénétration des coutumes et des cultures.
Mais face au cas de la Turquie, à ceux de l’Iran, de pays musulmans d’Afrique où des transitions démocratiques ont été possibles (Sénégal, Mali), à l’Indonésie de Megawati, on ne peut plus raisonner comme si l’islam était - il ne l’a jamais été - unique et monolithique. Ni se résigner aux deux pôles - un Occident moderne et démocratique, un Islam rétrograde et policier - qui n’existent que dans les modèles « civilisationnels » chers à Samuel Huntington.