Nul ne paraît se scandaliser de la polémique sans cesse renaissante sur le principe d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne : quoi de plus sain, en effet, qu’un vigoureux débat démocratique ? On feint simplement d’oublier que la question a déjà été tranchée, en faveur de l’intégration de la Turquie à l’Europe, par les présidents de la République, de tous bords politiques, que nous avons successivement élus : par Charles de Gaulle dès 1963, François Mitterrand en 1992, Jacques Chirac à de nombreuses occasions. Le Conseil européen a d’ailleurs rendu ce choix irréversible voilà bientôt cinq ans, en reconnaissant, le 13 décembre 1999, que « la Turquie est un Etat candidat qui a vocation à rejoindre l’Union européenne sur la base des mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux autres candidats ».
Qu’à cela ne tienne, nombre d’hommes politiques et d’intellectuels relancent maintenant la discussion - comme si aucune promesse n’avait été faite, aucun acte accompli - dans un véritable déni de la décision républicaine. Pour se justifier de reprendre ainsi le combat après la bataille, ils ne lésinent pas sur les grands principes, mais il en est un qu’ils semblent étrangement négliger : le respect des engagements pris par notre pays.
Ne pas renier la parole de la France, voilà qui apparaît d’une coupable naïveté au pseudo-machiavélisme en vogue, convaincu que « les promesses diplomatiques n’engagent que ceux auxquels elles s’adressent ». A l’usage, une telle maxime se révèle rarement payante : pour ne prendre qu’un exemple, on ne peut pas dire que l’abandon de la Tchécoslovaquie face à Hitler nous ait porté chance.
Que la politique, qui doit défendre nos intérêts, ne se réduise pas à la morale, par essence désintéressée, c’est une évidence. Mais cela ne diminue en rien la nécessité, reconnue par Machiavel lui-même, d’assurer la constance et la crédibilité des décisions de l’Etat. Comme l’écrivait Rousseau : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. »
Un tel cynisme à courte vue tourne à la plus totale incohérence lorsqu’il est porté par des souverainistes qui bafouent ainsi le fondement de leur doctrine, l’idéal d’une République, une et indivisible, dont les valeurs universelles assurent la continuité par-delà les conflits d’intérêts et les vicissitudes de l’histoire. Que devient l’unité sacrée de la République si l’on se soucie comme d’une guigne des engagements pris en son nom ? Pourquoi une démocratie représentative si la parole des représentants n’engage personne ? A quoi bon des responsables quand l’irresponsabilité devient la règle ?
Encore peut-on comprendre que les souverainistes soient aveuglés par les craintes que leur inspire l’intégration européenne. Mais on tombe en plein surréalisme lorsque ce sont les plus chauds partisans de cette intégration, de son accélération et du renforcement de l’Union qui renient les décisions de ses plus hautes instances. Car l’UE est essentiellement fondée sur la fiabilité des accords, la continuité des projets, la réalisation progressive d’une unité qui dépasse les identités nationales sans les remettre en cause.
La construction de l’Europe, en effet, s’opère par-delà les différences culturelles et les particularités communautaristes : c’est pourquoi les droits de l’homme, la négociation et le respect des engagements y jouent un rôle aussi décisif que l’instauration d’un marché unique ou l’harmonisation des diplômes de l’enseignement supérieur. On est abasourdi de constater que tant de ceux qui prétendent incarner l’avant-garde européenne sapent ainsi sans scrupule l’autorité de l’Europe.
Mais, plus profondément, ceux qui font fi de la parole de la France et des engagements de l’UE se trompent d’époque. Ils n’ont pas compris que la mondialisation relativise tous les centres de pouvoirs, les groupes de pression, les pôles d’influence. Elle les ouvre les uns aux autres, les soumettant ainsi à une concurrence généralisée et à la critique de l’opinion internationale.
Dans un tel contexte, la fiabilité des pactes, la crédibilité des engagements, bref le respect de la parole donnée conditionnent plus que jamais la réussite politique, que ce soit celle d’un Etat ou d’une Union d’Etats-nations. A l’ère de l’ouverture mondiale, il n’est plus possible de maîtriser la critique et l’interprétation de nos actes : dès lors, une promesse rompue finira toujours par apparaître pour ce qu’elle est, une trahison, affaiblissant d’autant l’autorité de nos institutions.
Il n’est pas difficile d’imaginer ce que les Turcs peuvent penser de nos tergiversations, ni le parti que d’autres sauront en tirer contre nous. La simple honnêteté et notre intérêt bien compris nous commandent de tenir l’engagement que la France et le Conseil européen ont pris vis-à-vis de la Turquie.
* Président du conseil de surveillance de TNS Sofres.