Avec Orienter l’Europe, c’est une méditation singulière et profonde sur l’identité européenne que propose Charles Coutel, doyen de la Faculté de droit de l’Université d’Artois. Dans ce bref essai, inspiré par le débat que provoque la candidature turque à l’Union européenne, l’auteur s’arrête sur l’appauvrissement insidieux du contenu des mots. Ainsi du terme « européen », volontiers confondu avec « occidental ». La nuance, sans doute héritée de la Guerre froide, peut paraître bien mince. Elle ne l’est pas, observe l’auteur : dans ce tour de passe-passe, on ôte à l’Europe un aspect essentiel de son identité. On lui dérobe son passé, trempé d’influences arabes, turques, hébraïques, grecques. Escamotage qu’il compare à la tentative du gnostique Marcion, réduisant la Révélation à quelques textes du Nouveau Testament : rayé tout l’apport de l’Ancien. Bref, en réduisant l’Europe à sa seule occidentalité, on fait l’impasse sur son étonnante hospitalité culturelle. Susceptible de s’enrichir de celle des autres, sans aliéner pour autant sa propre identité. Tout au contraire : entendre l’autre est un moyen d’aller à la rencontre de soi.
Ainsi, quand il raille « la vieille Europe », Ronald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense, n’en fait qu’un morceau d’Occident. Il ne perçoit pas que ce dialogue permanent entre l’ancien et le nouveau et entre les cultures a toujours empêché l’Europe de vieillir. En somme, note Coutel, le messianisme du discours américain remplace le temps historique : il dénonce une « vieille Europe », à l’image du « vieil homme », stigmatisé par le discours paulinien. Or ce mépris est une menace. Une tyrannie culturelle, qui fait l’impasse - voyez le pillage du Musée de Bagdad - sur « l’héritage cristallisé dans les mots, les textes et les œuvres d’art. »
La réflexion de l’auteur tourne enfin sur le thème de la traduction, regardée au miroir du mythe de la Tour de Babel. La traduction s’avère nécessaire pour tenter de revenir à l’entente des hommes avant Babel. Sans y parvenir tout à fait. Car, on le sait bien, le texte de départ ne cesse de résister, par sa singularité enrichissant. Tout se passe donc comme si l’Europe avait compris Babel ; elle se distingue par sa capacité de ne pas s’établir dans une culture unique et dominatrice. C’est, conclut Coutel, un lieu de civilisation « où les cultures se confrontent dans la quête d’une humanité commune. »
La Turquie, ici, est surtout source de réflexion. Orienter l’Europe n’est qu’accessoirement un plaidoyer pour la candidature d’Ankara. La sortie, sous la plume de Thierry Zarcone, d’un volume Turquie chez Gallimard, peut en revanche servir d’illustration au raisonnement de Charles Coutel. Ce volume, à l’iconographie extrêmement riche, rappelle l’intensité du rêve d’Europe chez les dirigeants turcs depuis deux siècles. Il montre, de manière succincte et efficace, la pluralité impressionnante de l’islam turc. Pluralité qui, après tout, nous ramène à l’Europe.
Titre : Orienter l’Europe - La Turquie et nous
Auteur : Charles Coutel
Editeur : Pleins feux
Titre : La Turquie, de l’Empire ottoman à la République d’Atatürk
Auteur : Thierry Zarcone
Editeur : Gallimard