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L’Europe a rendez-vous à Istanbul

jeudi 9 septembre 2004, par Bruno Etienne

Nouvel Observateur Hebdo N° 2079

Comment oublier tout ce qui nous rattache à la Turquie ! C’est notre intérêt politique et culturel d’avoir un partenaire stable et moderne à nos côtés


Pour mériter de rejoindre l’Union européenne, il faut que les candidats se rapprochent de « nos » normes. Certes, mais lesquelles ? Dans une sorte de consensus mou, toute la classe politique française pourtant laïque n’a invoqué que le terme : « valeurs chrétiennes ». Même et surtout ceux qui étaient opposés à cette mention dans la charte fondamentale européenne. Certes, tous n’ont pas repris l’incantation, mais l’argument principal avancé était bien que la Turquie est musulmane. On avait oublié que ce pays méritait d’être honoré comme celui qui a conduit les plus grandes avancées vers la laïcité dans le monde musulman. Sans oublier qu’aux marges du « monde libre » la Turquie, porte-avions de l’Otan, servait de limes et de champ d’application à la théorie du containment censé contrôler la muslim belt soviétique !

Alors, démagogie, cécité, électoralisme, oubli de l’histoire et des promesses réitérées par Jacques Chirac en personne, ou erreur de jugement sur la nature de la République turque ? Il va sans dire que de nombreux Turcs sont consternés de voir leur « européanité » contestée alors que même l’AKP, le parti islamiste au pouvoir, a donné des gages de bonne volonté sur de nombreux points. Quand le débat sur le sens de l’intégration européenne et sur la nature de l’Union elle-même n’était pas véritablement développé en France, l’opposition à l’entrée de la Turquie a servi d’argument mobilisateur lors de la campagne des européennes pour bon nombre d’hommes politiques.

Trois problèmes semblent avoir été invoqués à côté de celui de l’islamité turque : le génocide arménien non reconnu, le problème kurde et la peur de l’émigration. Il n’est pas possible de les résoudre en quelques mots, mais ils ont été habilement utilisés par toute la palette politique, de Villiers au PS. En revanche, peu d’hommes politiques semblent être gênés par la nature militaire du régime ! Comme pour l’Algérie, aux yeux de certains nostalgiques, mieux vaut des militaires « laïques » que des islamistes... mais je ne suis pas sûr que cela soit un bon calcul. La France donne beaucoup de leçons au monde, qui n’en demande pas tant. Ce n’est pas sur les droits de l’homme que devrait s’aligner la Turquie, mais sur la démocratie de marché ! Voilà la vérité toute crue par-delà les critères définis à Copenhague.
Je ne traiterai ici que de deux thèmes : l’oubli de l’histoire et l’émigration. Par-delà le cas de l’émigration turque en Allemagne, dans une Europe mercantile et thanatocratique qui ne fait plus d’enfants, le réservoir des jeunes Turcs est une promesse démographique. Rappelons que nos ancêtres ont fait confiance à l’Etat kémaliste et que François Ier s’était allié au Grand Turc, Soliman le Magnifique, pour assurer la sécurité de l’Europe et s’opposer aux prétentions méditerranéennes de Charles Quint !

Mais surtout, comment pouvons-nous oublier ce que Claude Lefort appelle les archives de notre ontogenèse ? Les monuments grecs sont bien plus nombreux en Turquie que partout ailleurs, et les touristes ne s’y trompent pas, qui par milliers visitent Ephèse, Pergame, Aphrodisias comme autant de hauts lieux de la pensée et de l’art européens. C’est par les synagogues de l’Anatolie que s’est propagé le judéo-christianisme et les Actes des Apôtres évoquent des noms de lieux bien familiers : Epîtres aux Ephésiens ! C’est encore en ces terres qu’a eu lieu le schisme entre l’Occident et le monde orthodoxe en raison de l’excommunication par Rome en 1054 du patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire. Alors que c’est l’Empire ottoman qui accueille les juifs chassés d’Al-Andalus. L’islam turc est un islam tardif, syncrétique, laissant large place au mysticisme et aux autres confessions. Faut-il rappeler que ce ne sont pas les musulmans mais les laïques nationalistes qui ont rompu ce pacte et commis le « génocide » arménien ? Enfin, la Turquie est le seul Etat « musulman » à entretenir des relations sérieuses, y compris militaires, avec Israël !

Cessons donc de dire islam versus Occident : il y a plusieurs Occident comme il y a pluralité d’islams. Il y a aussi plusieurs Europe : Europe de l’Ouest, Europe de l’Est, Europe cadette, Europe des régions, Europe libérale voire franchement capitaliste sauvage, Europe fédérale, Europe tournée vers le Sud... sans compter les multiples versions de la Mitteleuropa ! Pourquoi la belle Europe ne serait-elle pas d’abord spirituelle ? Byzance, Constantinople, Istanbul, les rives du Bosphore : que d’occasions de rêver qui pourraient combler une Europe en manque d’utopies !
Les frontières, elles aussi, sont imaginaires, et la Turquie est au croisement d’une certaine idée de l’Europe et de l’Orient. Mais également de l’Asie et du monde arabo-musulman, avec une longue pratique et une forte tradition de dialogues entre christianisme(s) et islam(s). La Turquie est un garant crucial d’une relation pérenne avec le monde musulman. Ne la repoussons pas au nom de cet antagonisme. Adresser un signe amical par ces temps troublés aux musulmans qui optent pour la sécularisation, la démocratie, et se battent contre leur propre dictature et leur propre intégrisme, peut être une assurance de paix pour l’avenir. Beaucoup d’hommes et de femmes attendent encore un signe fort de l’Europe bien que nous les ayons trompés si souvent ! Leurs espérances ne devraient pas être une fois encore déçues, à moins de vouloir les précipiter dans les bras de ceux que nous considérons comme les ennemis de l’Occident.

Il y a beaucoup d’« hommes-ponts » en Méditerranée, mais il y a peu d’« Etats-relieurs ». La Turquie est une chance en ce domaine. Ne la renvoyons donc pas une nouvelle fois aux calendes grecques ! C’est notre intérêt politique d’avoir une Turquie stable et moderne à nos côtés. L’adhésion de la Turquie serait pour l’Europe la garantie de son « occidentalisation » dont certains rêvent. Elle serait aussi une bonne réponse à tous ceux de droite et de gauche, croyants ou laïques, qui persistent à ne regarder le monde qu’en termes religieux ! Nous montrerions ainsi que, au-delà du Bosphore, nous ne voulons pas d’une guerre annoncée des civilisations.

Bruno Etienne, membre de l’Institut universitaire de France, directeur de l’Observatoire du Religieux, IEP d’Aix, université Paul-Cézanne, a enseigné plusieurs fois à Istanbul comme visiting professor. Derniers ouvrages parus : « Islam, les questions qui fâchent » (Bayard, 2003), « les Amants de l’apocalypse » (Editions de l’Aube, 2003).

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