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L’Anatolie est-elle en Europe ?

lundi 3 janvier 2005, par Seyhmus Dagtekin

Le Monde - 19/12/2004

La Turquie dans l’Europe ou non ? Au-delà de la Turquie : l’Anatolie en Europe ou pas ? L’Anatolie fait-elle partie de l’Europe ? Appartiennent-elles à un même espace ? Peut-on les dissocier ? N’est-on pas constitué un peu de ses mythes, n’appartient-on pas un peu à la patrie de ses mythes ? Parce que, après tout, si les structures politiques passent, les géographies et ceux qui les habitent restent.

En tant que géographie, la place de l’une par rapport à l’autre est à considérer au-delà des préoccupations immédiates des uns et des autres. Les conjonctures et ceux qui bâtissent leur vie et leur avenir immédiat sur les conjonctures ne doivent pas voiler les données géographiques, historiques et mythologiques qui se déploient sur un espace-temps plus large, plus long, qui introduisent aussi la notion du sens dans le déroulement des affaires de l’humain. La construction de l’Europe, qui est aussi une affaire de sens, mérite que l’on dépasse les considérations du moment et que l’on pose la question avec plus de recul.

On peut dire que c’est la Turquie qui veut entrer dans l’Europe et non l’Anatolie, et associer légitimement à la Turquie un ensemble de faits qui peuvent plaider contre elle et nous conduire à la garder loin de l’Europe : une certaine dictature de l’armée et le cortège des répressions qui l’accompagnent, une certaine Turquie nationaliste, voire fascisante ou intégriste, la question cruciale des minorités et la reconnaissance effective de leurs droits doivent légitimement et nécessairement ouvrir un débat en Europe.

Pour une adhésion, l’Europe ne pourrait que maintenir ses exigences d’une Turquie pleinement démocratique, éloignée des arrangements avec les généraux et de mafias de toutes sortes. Mais c’est justement le recul de cette Turquie-là qui lui permet aujourd’hui de frapper à la porte de l’Europe avec une série de changements, la mettant, du moins au niveau législatif, selon les dires du récent rapport du Conseil de l’Europe, en conformité avec les critères de Copenhague.

Et c’est cette nouvelle donne qui nous permet de parler de l’Anatolie, au-delà de la Turquie. L’appellation de cette géographie en tant que telle n’a que quatre-vingts ans d’histoire, depuis la chute de l’Empire ottoman.

Posons-nous la question : qu’est-ce qui fait l’Europe, qu’est-ce qui modèle l’identité de l’Europe qui nécessiterait de garder l’Anatolie loin d’elle, qui ferait de l’Anatolie un élément qui altérerait l’identité européenne, une louve dans la bergerie, et justifierait les inquiétudes, les peurs et les refus ?

Dès que l’on accepte la Grèce antique et la chrétienté comme bases de l’Europe, l’on ne peut plus considérer l’Anatolie comme le lointain, comme l’autre de l’Europe. Un retour aux manuels d’histoire démontre que l’Anatolie a toujours fait partie de l’ère culturelle et géographique de l’Europe, qu’elle s’est trouvée aux fondements de celle-ci.

Un tel regard fait ressortir l’Anatolie non plus comme la louve, mais comme part intégrante de la bergerie au même titre que la Grèce actuelle, qui, au sortir de la Grande Guerre, il y a à peine plus de quatre-vingts ans, revendiquait la partie égéenne de la Turquie. Non parce qu’elle entendait annexer la Turquie, mais parce qu’elle considérait ces régions comme grecques. Et à juste titre. Faut-il rappeler qu’aux débuts de la République turque ces régions étaient majoritairement peuplées de Grecs et que l’équilibre n’a changé qu’au terme de ce que la Grèce et la Turquie ont appelé pudiquement « échange de population ». Procédé mis en place par les deux Etats pour se débarrasser chacun de sa minorité gênante, turque pour la Grèce, grecque pour la Turquie. L’ancêtre de la purification ethnique, en quelque sorte.

Un retour aux manuels d’histoire nous indique encore que la Grèce antique prend naissance sur les deux rives de la mer Egée. L’Iliade a lieu sur ces mêmes rives. Les dieux et les déesses grecs soutiennent indifféremment les héros des deux rives, aussi bien les Athéniens que les Troyens. Peut-on imaginer Athena refusant son concours à Pâris sous prétexte qu’il vient de l’autre côté de la mer Egée ? Peut-on effacer Hector, Priam de cette épopée ? Supprime-t-on Pergame, Ephèse, Milet parce qu’ils sont sur l’autre rive ? Avec de telles amputations, on n’aura plus la Grèce antique mais une Grèce unijambiste et, à l’arrivée, une Europe méconnaissable.

Ceux qui ont peur aujourd’hui d’avoir des frontières communes avec l’Iran, l’Irak, la Syrie ne doivent pas oublier que le monde grec, même si cela paraît lointain - mais l’histoire est-elle jamais loin ? -, avait des frontières communes avec les Perses, et que les cités de l’Anatolie n’ont pas été cédées pour racheter une hypothétique tranquillité. Que son rayonnement s’est épanoui au prix de son maintien sur les deux rives de la mer Egée. Et que son déclin commence par son effacement de la rive est.

C’est également à partir de l’Anatolie, dans l’Empire romain, que la chrétienté a pris son essor, que saint Paul a rédigé ses Epîtres. C’est sur ces terres que, selon la légende, Marie, mère de Jésus, a achevé ses jours. C’est à partir de cette terre que l’enseignement de Jésus, marqué encore de l’ethnicité de son départ, s’est transformé en message universel. L’avènement le plus récent sur ces terres est l’arrivée de l’islam et des Turcs, qui, à leur tour, ont été façonnés par cette géographie.

En avançant vers l’ouest, les Turcs sont entrés dans l’islam au IXe siècle et ont fondé leurs premiers embryons d’Etats dans l’Afghanistan actuel, qui ont abouti à l’empire seldjoukide au XIe siècle sur les terres de l’Iran actuel.

Ce n’est qu’à la fin du XIe siècle qu’ils ont conquis l’Anatolie. L’Empire ottoman ne s’est installé dans l’ouest de l’Anatolie et dans les Balkans qu’à partir du XVe siècle. Les Turcs et les Ottomans sont arrivés en tant que tribus conquérantes, donc en faible nombre, non en masse. Tribus qui agissaient sur leurs conquêtes mais qui étaient aussi influencées par elles.

L’Empire ottoman, par sa structure et son fonctionnement, n’est-il pas dans la continuité de l’Empire byzantin, et les légendaires mosquées ottomanes ne sont-elles pas de petites ou grandes sœurs de Sainte-Sophie (église byzantine construite au VIIIe siècle) ?

Quiconque gratterait un peu la croûte turque y découvrirait, n’en déplaise aux chauvins des deux bords, cette continuité byzantine et grecque sous la couche turque. Cette même continuité n’est-elle pas visible dans l’architecture, la musique, la cuisine ?

Si le Turc d’aujourd’hui ressemble beaucoup plus à un Grec, à un Balkanique qu’à ses ancêtres de l’Asie centrale, cela prouve-t-il autre chose que le travail issu de la géographie anatolienne sur l’homme turc ? Cela n’est-il pas la preuve que le Turc venu de ses steppes aux confins de la Mongolie et de la Chine s’est d’abord littéralement fondu dans le paysage humain anatolien si cher au poète Nazim Hikmet ?

D’autre part, il ne faudrait pas se bloquer sur le mot « turc ». Il n’y a pas que des Turcs en Turquie. Même s’il y a eu la chute des Ottomans, la Turquie est restée fille de l’empire et n’a jamais abrité ce peuple monolithique, fantasme des nationalistes. Elle a hérité de la diversité de l’empire et y vit encore malgré les ravages du siècle dernier.

Les Turcs se sont fondus dans le paysage mais, à des périodes, ils ont composé aussi avec, outre les Grecs, les Arméniens, les Syriaques, les Chaldéens... et les Kurdes, qui après la Grande Guerre ont livré avec Atatürk le combat pour la République.

Si Atatürk a pu mettre en place la modernisation de la Turquie, que les Turcs ont toujours appelée « européanisation », cela ne prouve-t-il pas que les habitants de cette terre se reconnaissaient dans cette perspective, qu’ils la considéraient comme un accomplissement de leur trajectoire collective ? Autrement, ils ne s’y seraient pas laisser emmener, têtus comme ils sont.

Et si, aujourd’hui, la Turquie à majorité turque et musulmane, avec un gouvernement de sensibilité musulmane, demande à (ré)intégrer l’aire à laquelle l’Anatolie a toujours appartenu, et si l’Europe répond à cette demande, cela démontre-il autre chose que la primauté de la géographie sur les aléas du politique ?

Il ne faudrait pas voir dans l’entrée de la Turquie en Europe l’aboutissement des croisades, comme certains aimeraient le présenter sur l’autre rive, ni comme une nouvelle invasion de l’Europe par les hordes barbares, comme certains aiment à l’imaginer ici.

Il s’agit de prendre ensemble un nouveau départ avec les richesses et les potentialités des deux rives en un monde où de nouvelles polarisations sont à l’œuvre. De se fondre, d’un commun accord, dans un ensemble qui dépasse les particularités de chacun et qui, pour la première fois depuis l’avènement des Turcs et de l’islam en Anatolie, donne aux protagonistes des deux rives de la mer Egée et au-delà l’occasion de sortir du rapport conflictuel qui régissait leurs relations.

Ce n’est pas au nom de l’altérité qu’il faudrait souhaiter l’entrée de la Turquie dans l’Europe, mais au nom, si l’on peut dire, de la « mêmeté ». L’Europe se construit d’abord sur un tronc commun, sur des valeurs communes, avant de faire place à ses différences.

Historiquement, culturellement et géographiquement, l’Anatolie fait partie de ce tronc commun. Bien sûr, il faut accepter l’autre, il faut faire exister l’Europe avec la diversité des peuples qui la composent, mais il faudrait surtout, en le parant des habits de l’autre, ne pas rejeter le proche.

Seyhmus Dagtekin, écrivain turc, vit en france depuis 1987.

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