Après la pleine indépendance et l’anti-impérialisme, finissons notre tour d’horizon des slogans de ces dernières manifestations turques par une analyse du dernier : celui de la laïcité.
Les femmes, dont la participation constitue la caractéristique fondamentale de ces manifestations, ne se sont pas intéressées aux deux premiers slogans mais bien au dernier : la laïcité. Ce qu’elles en retiennent, ma foi tout naturellement, c’est la possibilité de mener leur vie sans aucune ingérence extérieure. Or le souci des organisateurs de ces manifestations était bien ailleurs. Mais avant d’en venir là, commençons par quelques connaissances de base concernant notre sujet.
Laïcité et sécularisme
Le terme laïque provient du latin “laicus” désignant tout ce qui est en dehors du clericus (clergé). Ce fut un terme utilisé dans des pays et des terres catholiques à une époque où féodalité et église catholique y disposaient d’une puissance certaine. La laïcité / laïcisme est le nom d’une politique d’Etat visant à la suppression du pouvoir religieux. Et le terme laïque est d’ailleurs un attribut de l’Etat.
Le terme séculaire, quant à lui, provient du latin “soeculum” qui signifie contemporain. On l’utilise dans les pays de culture protestante et anglo-saxonne. Des pays dans lesquels les puissances de l’Eglise et de la féodalité ont été passablement érodées au terme d’une long processus. Et, par exemple, la saisie par le Roi d’Angleterre Henri VIII des terres de l’Eglise pour les revendre aux nobles, c’est-à-dire leur nationalisation, eut lieu quelques deux siècles et demi avant que la France ne se décide à exproprier les terres de l’Eglise pendant la Revolution.
Le sécularisme n’est pas un attribut de l’Etat mais de la société. Et lorsque la société se sécularise alors on n’a plus besoin du laïcisme. Par ailleurs, il n’est dans ces sociétés pas de peur du religieux (hormis celle de l’Islam, religion des immigrés).
Le point commun de la laïcité et du sécularisme en Europe se tient dans le fait qu’une institution religieuse monolithique n’ait pas pu s’opposer à l’Etat par le seul fait que leurs contextes religieux réclamaient une diversité ( et, par consequent, un équilibre) entre catholiques et protestants. C’est la raison pour laquelle la sécularisation de la société a été facilitée.
Chez nous en Turquie, nous n’avons pas connu d’équivalent islamique à l’institution ecclésiastique. L’islam sunnite a même été l’objet d’un contrôle et d’une soumission permanente par le pouvoir politique (le Sultan dominant le Cheik-ül Islam, responsable des prescriptions religieuses dans l’Empire). Mais comme le kémalisme n’a pas pu venir à bout de l’intégralité des structures féodales, il est des vestiges religieux qui demeurent et inquiètent.
Plus important encore, pour n’avoir pas laissé de place à la moindre diversité religieuse, l’Etat turc s’est attiré l’opposition d’une institution religieuse très monolithique. Nous parlons ici d’une politique de laïcisation menée par un Etat qui a constamment cherché à se débarrasser des non-musulmans en les tuant (1915), en les exilant (1923), en leur faisant peur (1934), en les soumettant à des pogroms (1955), en les privant de leurs biens (1942, décret de 1936) ou encore en les expulsant du terriroire (1964). Et par dessus le marché, on a cherché à exercer une pression constante sur l’autre aile de la diversité religieuse, à savoir les Alévis (minorité hétérodoxe en Turquie) : on ne les a pas inclus dans le système ; on les a laissés en proie aux pogroms : 1978, 1979, 1993, 1995.
Conséquence : l’Etat d’un côté ; de l’autre un monstrueux et énorme islam sunnite. Tout cela, bien naturellement, l’Etat ayant régulièrement recours à la force. Ce qui équivaut bien à un échec cuisant.
Mais revenons en à nos meetings. Vous pourriez vous attendre, dans une telle situation, à ce que les gens montés en chaire à ces occasions se soient inquietés de ce monolithisme. Qu’ils aient réclamé un minimum de diversité religieuse afin de rééquilibrer le poids de cet islam sunnite. Et qu’ils aient défendu, comme le font partout ailleurs les laïques, les droits de l’Homme et des minorités.
Mais vous pouvez toujours attendre. Qui fut l’auteur de la phrase “la religion fout le camp” ? Rahsan Ecevit, la veuve de l’ancien premier ministre tres laïc.
Et si vous vous lanciez pour rire dans une imitation de cette dame, que feriez-vous donc des paroles suivantes : “on nous distribue partout des Bibles gratuites” ; “l’évangélisme chrétien va prospérant” ?
Le professeur Isikli qui a prononcé de telles paroles lors du meeting d’Izmir a critiqué tous ceux qui, lors des funérailles de Hrant Dink, avaient repris le slogan “nous sommes tous des Arméniens.” Existe-t-il ailleurs dans le monde un seul endroit, où l’on trouve des laïques qui, pour affaiblir la religion dominante qu’ils voient comme une menace, s’en prennent ouvertement à ces minorités religieuses qui en sont les concurrentes ?
Il est deux raisons très précises à cette bizarrerie :
1) Ces laïques ne sont en fait que les militants de l’idéologie de la communauté dominante, du Millet-i Hakime héritée de l’Empire ottoman. Ce qui se tient dans leurs têtes n’a rien à voir avec le Turc, mais, inconsciemment avec le LAHASÜMÜT : ce Turc musulman, sunnite et hanéfi à la condition d’être laïque.
2) Et comme ces laïques sont aussi indépendantistes et anti-impérialistes, alors les prêtres et les non-musulmans qui sont assassinés deviennent des agents de l’Occident imperialiste.
Conséquence : une double bipartition
Pour comprendre ce phénomène de la laïcité dans la Turquie de 2007, il convient de faire les analyses suivantes :
1) Il faut d’abord différencier deux types de petite bourgeoisie : la lettrée et la non-lettrée. Nous parlerons de bourgeoisie intellectuelle d’une part et de bourgeoisie commerçante de l’autre. Et aujourd’hui, ce fait social que nous désignons sous l’appellation de dispute “laïc – religieux” a plus à voir avec cette distinction qu’avec la charia. Et ce, pour deux raisons :
a – cette lutte correspond à l’affrontement de ces deux segments de la société turque à l’intérieur d’une seule et même couche sociale. A côté de l’ancienne élite installée que nous appelons kémaliste, se trouvent tous ceux, des Monsieurs Jourdain en puissance, qui brûlent d’envie de parvenir à ce statut d’élite. Difficile de faire un chef d’œuvre à la Molière : nous nous contentons de nous mordre les lèvres lorsque nous voyons passer une femme voilée en train de faire son jogging.
b- si le problème est celui de l’instrumentalisation de la religion, alors les deux parties y recourent : les religieux avec l’Islam sunnite, les autres avec son pendant laïque, à savoir le nationalisme. Et l’on pourrait même ajouter que les premiers sont en train d’évoluer bien plus vite que les seconds !
2) Il faut ensuite distinguer les organisateurs des participants aux manifestations : les participants ont pour la première fois mis les pieds dans un carnaval et ce, dans un pays qui n’en a pas la culture. Leur intention était d’exorciser une peur.
Le but recherché par les organisateurs était bien au contraire d’entretenir la peur. Et par ce biais de faire perdurer la domination exercée sur les masses par la laïcité et sur les intellectuels par le nationalisme.
Et puis dans un pays maintenant suffisamment développé pour ne plus connaître de coup d’Etat, de déplacer la “légitimation” d’une intervention des militaires dans les affaires publiques de la fonction de “vigilance et de protection” (Art.35 du Code militaire) vers ces “millions de kémalistes descendus dans les rues”...