L’intégration de la Turquie à l’Europe a été reconnue, dès 1999, comme un objectif légitime par le Conseil européen : on ne se souvient pas que cela ait suscité, à l’époque, de grands débats. Pourquoi, dans ces conditions, tant d’hommes politiques s’insurgent-ils aujourd’hui contre ce qu’ils n’avaient guère contesté alors ? Certains le laissent entendre clairement : ils se croient tenus de suivre l’opinion des Français, qui, pour l’instant, sont en majorité défavorables à ce projet. Les élus, ou ceux qui aspirent à l’être, ne doivent-ils pas se montrer en phase avec les électeurs ? Certes, ils ne manquent pas de justifier leur combat par d’autres raisons, moins triviales. Mais, si ces arguments traduisaient les véritables motifs de leur soudaine indignation, on comprendrait mal qu’ils ne les aient pas fait valoir cinq ans auparavant, quand l’Europe s’est engagée à accueillir la Turquie en son sein !
Cette tendance à formuler les mots d’ordre politiques sous la dictée des sondages mérite qu’on y réfléchisse. Quel sens faut-il donner à ce qu’exprime l’opinion et comment les responsables doivent-ils y répondre ? Est-il inévitable ou même efficace de se contenter de la suivre ?
A la source du refus de plus d’un Français sur deux de voir la Turquie entrer dans l’Europe, il y a manifestement, pour parler sans langue de bois, une série d’associations d’idées teintées de racisme plus ou moins inconscient : « Qui dit turcs, dit musulmans ; qui dit musulmans, dit arabes ; qui dit arabo-musulmans, dit intégristes ; qui dit intégristes, dit terroristes ! » Cela, bien sûr, défie le bon sens (sans parler de la morale) mais, justement, l’opinion ne pense pas. Elle ressent, espère, manifeste, sans pouvoir construire de son propre chef une analyse ou un projet rationnels. Elle est, en quelque sorte, le cœur dont la démocratie ne peut se dispenser, mais elle ne saurait en être le cerveau !
L’opinion est sujette à faire de mauvais choix même lorsqu’elle a les meilleures intentions du monde : chacun sait qu’elle était pour les accords de Munich en 1938, croyant qu’ils assureraient la paix avec Hitler. Que ne peut-on craindre quand ses mobiles sont moins nobles ? Ceux qui flattent ses douteux sophismes sur la Turquie au lieu de s’y opposer résolument donnent des armes aux démagogues extrémistes dont les sous-entendus xénophobes ou racistes sont le fonds de commerce.
Ils devraient se souvenir que l’opinion préfère généralement garder son estime à ceux qui lui ont résisté, pour peu qu’elle en ait ensuite ressenti les bénéfices ou qu’elle ait perçu le courage et la noblesse d’une décision. Roosevelt sut ainsi imposer la sortie de l’isolationnisme aux Etats-Unis, et Churchill, les sacrifices de la guerre contre l’Allemagne nazie à la Grande-Bretagne. Le général de Gaulle ne s’est pas privé de prendre souvent le peuple français à contre-pied : dès juin 1940, bien sûr ; mais également sur l’Algérie, le Vietnam, la « politique arabe », etc. On admire Valéry Giscard d’Estaing et Simone Veil d’avoir fait légaliser l’avortement malgré les protestations d’une bonne partie de leur majorité. De même, François Mitterrand et Robert Badinter sont-ils sortis grandis d’être restés fidèles à leurs convictions, en faisant voter l’abolition de la peine de mort contre l’avis majoritaire de l’opinion d’alors (et peut-être encore de celle d’aujourd’hui).
Le rôle des responsables politiques est de replacer les attentes souvent vagues et contradictoires de l’opinion dans des perspectives, des analyses ou des projets propres à la structurer et à la mobiliser. Il s’agit donc d’un dialogue où la part d’initiative des dirigeants croît en proportion de la complexité du sujet et de sa portée à long terme.
Aussi est-ce dans le domaine de la politique étrangère que l’autonomie des leaders par rapport à l’opinion devrait être la plus grande. C’est par excellence le lieu où les inclinations des citoyens sont les moins fondées et les plus changeantes. Autant, lorsqu’on réforme les retraites, chacun peut s’appuyer sur ce qu’il espère gagner ou préserver pour formuler un avis, autant le tableau des gains et des pertes en matière de diplomatie ne peut apparaître au grand public qu’a posteriori. Aucune grande politique étrangère n’est possible si ceux qui la conçoivent ne précèdent pas l’opinion.
Le choix ne se réduit donc pas, contrairement à ce que l’on entend trop souvent suggérer, à suivre démagogiquement l’air du temps ou à ignorer superbement l’opinion jusqu’au suicide politique. Du reste, il serait paradoxal, dans une démocratie, de mesurer la grandeur d’un homme politique à son refus d’être à l’écoute de l’opinion.
La vraie question est ailleurs : s’il faut tenir compte de l’opinion, il ne suffit pas de le faire ! On doit lui donner en outre les moyens de s’approprier les enjeux, de se former puis de se situer face à des propositions suffisamment parlantes et cohérentes pour permettre un choix sensé. Est-ce vraiment trop demander à nos responsables politiques ?
Certains d’entre eux s’y efforcent, trop peu hélas. Cessons, du moins, d’imputer l’anomie et l’atonie politiques de notre pays à la pression accrue de l’opinion, des sondages et des médias. L’opinion a bon dos et n’en peut mais : car elle ne saurait réagir à de grands projets... si on ne lui en propose pas !
C’est l’honneur de la politique que des dirigeants légitimement élus aillent au-delà des souhaits et humeurs immédiats de l’opinion publique, à condition toutefois qu’à un moment donné les citoyens puissent se prononcer et les juger.
PIERRE WEILL président du conseil de surveillance de TNS-Sofres.