Par-delà des différences évidentes, les débats qui agitent la France sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et la généralisation de l’anglais à l’école primaire ont un point commun : la présence d’une peur devant un réel qu’on ne sait pas contrôler et encore moins analyser proprement. Ils montrent comment le sens de l’identité française au sein de l’Europe est aujourd’hui lié à la recherche d’une altérité contre laquelle il faudrait - du moins on l’affirme - définir cette identité. Ils montrent aussi comment, dans les deux cas, beaucoup font fausse route en partant du refus avant même de poser proprement la question de l’autre, qu’il soit occidental et surpuissant (l’Anglais), ou oriental et inquiétant (le Turc).
Tout se passe comme si la Turquie devait rejoindre l’UE dès demain. Or la question est de principe et ne recevra pas de réponse avant un grand nombre d’années. La Turquie peut changer. L’Europe aussi, dans des directions peu prévisibles, passer à une Europe à deux vitesses, se rediviser.
L’angélisme absurde qui consiste à présenter comme irréversible l’extension de l’UE fait rêver : toute l’Histoire nous montre que les haines, les éclatements et les divisions réapparaissent à tout moment. Mais on voit bien que la Turquie est ici un prétexte à débattre d’une affaire d’identité conçue comme essence et éternité (de même, pour les valeurs chrétiennes). Tout se passe comme si l’islam essentialisé allait débarquer pour ronger l’Europe, assujettir ses femmes, et lui faire perdre son identité, qui se « dissoudrait » dans la démographie turque. Je n’ai pas d’opinion sur l’essence de la Turquie. Mais un peu de curiosité à l’égard de ce pays suffit à convaincre qu’il y a là des racines originales d’une tolérance au sein de l’islam comme il y a là aussi des zones d’intolérance et de racisme dont l’Europe chrétienne n’est pas exempte, il s’en faut. Si l’on conçoit l’Europe comme le lieu où défendre le mieux un certain nombre de valeurs, il y a mieux à faire que de condamner a priori et pour l’éternité l’ouverture d’un débat sur l’entrée de la Turquie.
L’anglais : cette fois, l’affaire est plus franco-française, mais le même souci de l’« essence » est en jeu. Qui fait oublier la réalité brutale : ce n’est pas en fermant la porte à l’anglais dans le primaire qu’on défendra le français ou le pluralisme linguistique. Soyons clair : aujourd’hui, au-delà de l’Hexagone, l’anglais est la langue de communication internationale (et - n’en déplaise à tel député - le chinois et l’arabe ne la remplaceront pas dans un avenir prévisible). Les chances pour que deux jeunes Européens de langue différente parlent ensemble autre chose que l’anglais sont faibles. A trois Européens, elles sont à peu près nulles. Il paraît logique d’apprendre cette première langue vivante le plus vite possible. Cela multipliera les chances de passer à d’autres langues ensuite dans le secondaire.
Refermer l’Europe et la France sur elles-mêmes, c’est bien de cela qu’il est question dans ces deux débats, au nom de la défense d’une identité immobile, fantasme d’une histoire qui n’est plus, et n’a, peut-être, jamais été.