En turc, lorsqu’on veut dire que quelqu’un est perplexe, qu’il hésite, on dit qu’il « reste comme un Français ». Cette expression ne se vérifie que trop : les Français semblent tout à coup se réveiller et découvrir que la Turquie est candidate à l’UE. La grande discussion du moment est de savoir si notre pays est européen ou non. Le plus drôle, c’est que même les partisans de l’adhésion de la Turquie doutent de son européanité. Vous savez quel est le sujet de débat, maintenant ? Les frontières géographiques de l’Europe. A quel endroit celle-ci doit se dire : « Arrêtons-nous là, ce n’est plus l’Europe » ! Toujours la même question : la Turquie se trouve-t-elle sur le continent européen ou sur le continent asiatique ? Ceux qui sont opposés à l’adhésion de la Turquie, comme Valéry Giscard d’Estaing, expliquent du ton le plus sérieux que l’Europe s’arrête au Bosphore ; comme la Turquie n’a qu’une petite portion de son territoire en Europe et que le reste se trouve en Asie, elle ne peut être incluse dans les frontières européennes. Et savez-vous ce que répondent ceux qui se prononcent pour l’adhésion de la Turquie ? Tout en partageant grosso modo les vues des premiers, ils se cachent derrière l’argument suivant : « Nous avons commis l’erreur de signer avec eux [les Turcs] et, légalement, nous n’avons plus la possibilité de revenir en arrière. » Pour ou contre, aucun de ces messieurs n’a apparemment jamais déroulé une carte devant lui pour regarder où se trouvait Chypre ! Personne n’ose dire que la partie sud de Chypre, membre à part entière de l’UE depuis le 1er mai, a une capitale commune avec le Nord turc, Nicosie, qui se trouve sur le même méridien qu’Ankara. Personne ne rappelle que cette ville divisée par le milieu est en fait plus éloignée qu’Ankara du centre ou des frontières actuelles de l’UE. L’île de Chypre est à plusieurs centaines de kilomètres de la Grèce, qui est membre de l’UE, alors qu’elle se trouve à 70 kilomètres au sud de la Turquie et à seulement 60 kilomètres de la Syrie, qui fait partie du Moyen-Orient. Quand vous montrez une carte à ces handicapés de la géographie et que vous leur démontrez l’erreur de leur logique qui voit « Chypre en Europe et la Turquie en Asie », ils se tournent vers l’histoire. Et, si vous leur dites que les Turcs aussi ont écrit cinq cents ans de l’histoire européenne, ils vous rétorquent : « Mais il s’agit de l’histoire musulmane ; nous, on parle de l’histoire chrétienne. » Ils font fi de ces millions de musulmans qui vivent en Europe et sont leurs propres citoyens. Seul un racisme aveugle peut ignorer à ce point le passé, le lire comme il veut ou ne pas le lire du tout. Mais peut-il empêcher que les Turcs et tous ces immigrés venus vivre dans l’UE participent à l’écriture de l’avenir de l’Europe ? Non. Si je comprends bien, quelle que soit la légitimité du désir d’Europe de la Turquie, son adhésion comme membre à part entière ne semble pas possible dans les dix années à venir. Et, même l’obtention, fin 2004, d’une date pour l’ouverture des négociations semble improbable. Ceux mêmes qui défendent le droit de la Turquie à l’adhésion manipulent le sujet avec des pincettes. Ils se demandent comment maintenir la Turquie à distance sans toutefois rompre les liens. Toute l’UE, qu’il s’agisse des partisans ou des adversaires de l’adhésion turque, est à la recherche d’une formule qui prévoirait pour la Turquie un « partenariat privilégié ». Il y a tout à parier que c’est une formule de ce genre qui nous sera proposée à la fin de cette année. La raison principale n’en est ni la religion, ni la foi, ni l’histoire, ni la géographie bien entendu. La Turquie fait peur, avec sa taille, avec sa population et avec ses problèmes. On dit qu’en cas d’adhésion à l’UE elle va coûter à cette dernière 17 milliards d’euros par an. Pourtant... L’UE a coûté à la Turquie 60 milliards de dollars depuis 1996, date de la signature de l’accord de l’union douanière. En un certain sens, l’UE se prépare à financer l’entrée des dix nouveaux pays avec les 60 milliards de dollars qu’elle a gagnés grâce aux sacrifices de la Turquie, mue par le leurre incertain d’une adhésion à l’UE.
Mine G. Kirikkanat - Radikal