Le tsar Alexandre II connaissait bien l’Empire ottoman dont il adorait grignoter les contours. Il a souvent dit : « En Turquie, il y a deux provinces : Istanbul et le reste du pays. » Peuvent-elles toutes les deux entrer aujourd’hui en Europe ? Pour la seconde, mille arguments politiques et économiques se présentent, les uns favorables, les autres hostiles, la plupart pertinents. Pour la première, en revanche, l’histoire et la culture sont formelles : notre destin et notre civilisation ont été sauvés sur les rives du Bosphore. Bâtir l’Europe sans Constantinople et Istanbul serait un non-sens. Et une falsification. Comme si l’Urss avait choisi d’oublier Saint-Pétersbourg parce que la ville lui rappelait les Romanov. On ne choisit pas son passé, on en hérite.
On se rappelle aujourd’hui que Constantinople fut une fête. Alors que l’Occident mérovingien grelottait de froid et traînait ses sabots dans la boue, une ville des Mille et Une Nuits dansait au clair de lune. En l’an 1000, Byzance faisait rêver le monde. Ses parfums et ses palais, ses courtisanes et ses bourreaux, ses patriarches et ses princes, ses hippodromes et ses chapelles aux mosaïques scintillant à la lumière des cierges... Perchés sur les collines ou se reflétant sur la Corne d’Or, des dômes majestueux enflammaient les espoirs du Moyen Âge comme les étoiles éclairent la nuit. Pourtant, si la capitale des basileus faisait de la frivolité un art, elle servait d’abord d’écrin ultime à notre culture.
De l’an 300 à 1453, on a enseigné Platon et Sénèque, Aristote et saint Augustin, Horace et Homère... De génération en génération, princes, empereurs, ministres et riches marchands ont créé des écoles et fondé des universités. L’esprit grec, la pensée romaine et l’âme chrétienne s’y sont mariés et ont inventé notre civilisation. Sans les murailles de Théodose, il ne serait resté des savoirs antiques que des blocs de marbre éparpillés dans l’herbe. Là, pour la première fois, les pensées occidentales ont appris qu’elles n’étaient pas forcément mortelles. Les Celtes, les Numides, les Parthes, les Phéniciens avaient disparu. Les pères de notre science et de nos arts, eux, ont survécu. On l’oublie car on retient de l’Empire byzantin un invraisemblable soap-opéra médiéval plein d’impératrices nymphomanes, d’eunuques gélatineux, de prosternations protocolaires, de mains tranchées et d’yeux crevés. Pourtant, l’Europe ne se limite pas à Paris, Madrid et Rome. D’Athènes à Sofia et de Belgrade à Moscou, tout l’univers orthodoxe est né à Constantinople. Et c’est parce qu’on lui devait tant qu’on l’a tellement haïe au point de l’anéantir en 1204, lors de la quatrième Croisade.
Deux siècles plus tard, les Ottomans n’ont fait que cueillir le fruit que nous avions nous-mêmes arraché de l’arbre. Contrairement à l’idée reçue, ils ne sont pas apparus un beau matin, surgissant de nulle part et ravageant tout sur leur passage, tels des Mongols dévalant la steppe. Voisins depuis plus d’un siècle des basileus, ils vivaient en bons termes avec eux. Une fille de la famille impériale des Cantacuzène avait épousé le fils d’Osman, fondateur de la dynastie ottomane. Des cousins avaient épousé des princesses serbes et bulgares. Les troupes du sultan étaient pleines de contingents européens. Les Ottomans faisaient partie de la famille balkanique. Depuis des siècles, les chrétiens d’Orient fréquentaient le monde musulman. Et s’en portaient bien. Ils s’estimaient souvent beaucoup plus proches de Bagdad que de Rome et de l’intégrisme catholique. La frontière de l’Europe est, depuis l’an 1000, à la lisière de l’Irak. De l’Atlantique à l’Oural, notre continent rassemble tous les débris de l’Empire romain au nord de la Méditerranée. Et ses peuples, les paysans misérables, ne s’y trompaient pas. Aucun serf croate, hongrois ou macédonien ne tremblait en voyant arriver les contingents ottomans : au contraire, ils savaient qu’ils allaient échapper à une odieuse féodalité. L’occupation ottomane ne tenait pas la bride serrée. Nul n’était contraint d’apprendre le turc, on ne forçait pas les conversions, il suffisait que le minaret soit la construction la plus élevée de chaque village. On ne se révoltait pas. Quand Constantinople tombe en 1453, les Ottomans attaquent depuis l’Ouest. Leur capitale est en Grèce, à Andrinople. Leurs troupes ont été levées dans les Balkans. Personne ne les prend pour des brutes surgies du néant.
Installés à Constantinople, les sultans ottomans se révèlent-ils de féroces tyrans orientaux ? Loin de là. Nul ne s’échappe de chez eux mais, au contraire, des milliers de juifs fuient nos pays pour se réfugier sous leur protection. Salonique est la première ville juive du monde. Grecs, Arméniens, Arabes, Albanais vivent en parfaite harmonie dans la capitale. L’écrasante majorité des grands vizirs est européenne de naissance. Des dizaines de confréries musulmanes cohabitent en bonne intelligence. On n’est pas à La Mecque. Toutes les nuances de l’islam s’expriment. Quand elles débattent, c’est lors de concours de poésie. L’ordre règne à Istanbul, débonnaire. Sous Ahmed III, le contemporain de Louis XV, au sommet de la puissance ottomane, la douceur de vivre sur les bords du Bosphore est devenue un art. Dans les manuels, on parlera du temps des tulipes et des zibelines. On vit autour du palais de Topkapi comme dans le reste du continent. Et quand l’empire va se désintégrer peu à peu, aucun de ses féroces ennemis ne l’appellera autrement que comme l’« Homme malade de l’Europe ».
Aujourd’hui, Constantinople demande à réintégrer son giron. Moralement, les Arméniens peuvent être indignés. Politiquement, la droite xénophobe et la gauche souverainiste peuvent émettre des réserves. Economiquement, Bruxelles peut mettre en garde. Mais historiquement et culturellement, le débat est clos : cette ville a toujours fait partie intégrante de notre destin. Et, entre l’an 330 et l’an 800, elle l’a incarné à elle seule. Lui fermer aujourd’hui la porte serait un parricide.
* Journaliste, publie cette semaine Le Roman de Constantinople, éditions du Rocher.