La fin de l’année sera dominée par le débat sur les relations Europe/Turquie. « Tu ne vois pas le monde tel qu’il est, mais tel que tu es », dit une parole biblique. Tentons de comprendre les réactions des autres pour mieux discerner nos propres intérêts au lieu de céder aux impulsions et aux passions.
Le risque d’ouvrir les négociations est limité et soumis à de multiples contrôles. Le débat ne porte pas, on ne le répétera jamais assez, sur l’adhésion immédiate ou fixée à une date quelconque de la Turquie à l’Union européenne, mais sur l’ouverture des négociations avec ce pays. Ces négociations, pour des raisons évidentes, seront longues et complexes : importance du pays, différences culturelles, niveau de vie, place de l’agriculture... Les Turcs les plus optimistes ne pensent pas qu’elles puissent durer moins de 10 ans, sans compter une période de transition au moins aussi longue. D’autres estiment que les négociations pourraient durer 15 ans.
En outre, il est impossible de dire aujourd’hui quelle sera la configuration de l’Europe dans 20 ans :
une Europe produisant des milliers de réglementations est ingérable avec 20 langues officielles. Le seul coût de la traduction et de l’interprétation dépasse 1 milliard d’euros par an. Même les Nations unies travaillent de manière plus efficace ;
l’Europe à 25 ou 30 s’articulera de l’avis quasi unanime en 2 ou 3 cercles de pays plus ou moins intégrés offrant peut-être une place à la Turquie ;
une Europe qui dépense des dizaines de milliards d’euros par an sans un système puissant de contrôle de ses finances se condamne elle-même à l’inefficacité et à la corruption. Elle doit être réformée.
De toute manière, ce n’est pas parce que des négociations sont ouvertes qu’elles se concluront positivement. Chaque question doit être traitée en son temps. Ainsi, le risque à ce stade de s’engager dans ce processus apparaît limité, l’approbation unanime des pays membres de l’Union étant requise pour l’adhésion et chaque Etat membre devant consulter ou tenir compte de son opinion publique sur une décision aussi controversée qu’importante.
En revanche, un point est sûr : un non en décembre à la Turquie aura des conséquences incalculables sur la Turquie, sur les relations entre l’Europe et l’Islam et sur les intérêts économiques et politiques français. Il y a des inconvénients majeurs à moins soutenir nos alliés que ceux qui se révéleront les ennemis acharnés de nos principes et de notre manière de vivre.
Alors que la France a pour politique constante, conformément à son histoire deux fois séculaire, de défendre un « Liban libre et indépendant », nous n’avons pas su aider Bechir Gemayel, dernier leader libanais populaire aussi bien auprès des chrétiens que des musulmans, assassiné sur ordre. Nous n’avons que mollement soutenu le président Anouar el-Sadate, visionnaire de la paix et extraordinaire acteur du rapprochement entre les peuples. En Iran, ce fut pire. Certains dirigeants occidentaux, en déstabilisant volontairement ou non le régime du chah, ont joué un rôle dans la dramatique évolution d’une société rendue fragile par ses mutations. Ne refaisons pas les mêmes erreurs. Où ira la Turquie si l’Europe lui oppose un non à une simple ouverture de négociations ? Veut-on dire au peuple turc et à son premier ministre Tayyip Erdogan, qui a lancé un immense mouvement de réformes, qu’ils ont eu tort de croire en nos engagements, en nos demandes, en nos traités et en nos promesses ?
Réfléchissons un instant. Pendant quarante ans, l’Europe a bénéficié, face à la menace communiste, des atouts stratégiques majeurs que constituent l’armée turque et la détermination du peuple turc. La Turquie associée depuis 1963 à l’Europe par un traité qui prévoit explicitement la perspective de l’adhésion, voit passer devant elle une multitude de pays. Depuis 17 ans, la Turquie a formellement déposé une demande d’adhésion, demande officiellement reconnue à Helsinki en 1999. Depuis cette date, de l’avis unanime, la Turquie a accompli un travail exceptionnel pour répondre aux critères politiques définis par nos pays à Copenhague. Et après tout cela, l’Europe dirait non à une simple poursuite, certes un peu plus solennelle, de négociations qui durent depuis quarante ans ?
Où veut-on en venir ? Quels en seraient les résultats ? Déstabiliser un pays qui a été un allié solide, fidèle et impeccable ? Un général turc disait avec un humour non dénué d’amertume : « Il nous aurait été plus facile d’adhérer à l’Europe si nous avions été membres du Pacte de Varsovie plutôt que de l’Otan ! » Paver un boulevard aux islamistes les plus fanatiques et les plus violents et, la voie européenne étant fermée, faire basculer la Turquie dans une République islamique d’autant plus dure que les réformes prônées par l’Europe ont eu pour effet d’affaiblir le rôle de l’armée, garant de l’héritage d’Atatürk, de la laïcité et de l’orientation stratégique pro-occidentale ?
Il n’est pas question de nier les difficultés objectives, nombreuses et importantes de l’adhésion qui doivent être négociées. Il y a encore à faire en Turquie pour appliquer concrètement les réformes décidées et poursuivre l’approfondissement des valeurs et des intérêts communs. Dix ans de dialogue ouvert et de négociations ne seront pas de trop. Je ne sais même pas si à la fin du processus de négociation, Turcs et Européens choisiront l’adhésion ou une autre formule. Mais laissons du temps au temps.
Le principal apport de la construction européenne, après trois guerres fratricides entre la France et l’Allemagne, c’est la paix. Au XXIe siècle, la principale menace à la paix n’est plus le risque entre pays européens mais le risque de confrontation entre l’intégrisme et les valeurs occidentales. Tout le monde en parle. Tout le monde le sait. Les dirigeants européens en sont parfaitement conscients. Mais nombre d’entre eux minimisent le lien entre ce risque majeur et la décision à prendre en décembre vis-à-vis de la Turquie. Les dirigeants d’al-Qaida seront là pour le leur rappeler. Gérer ce risque a un coût et nécessite un effort pour beaucoup d’entre nous, façonnés par les réactions instinctives d’une histoire séculaire. Mais une politique de refus risque d’avoir un coût autrement plus dramatique.
L’Europe change, la Turquie aussi. Le plus difficile est de changer nos mentalités. C’est un impératif pour éviter le choc des fanatismes. Il y a encore beaucoup à faire en explication sereine et en persuasion pour faire comprendre à l’opinion publique européenne ces réalités complexes mais si aveuglantes qu’elles en deviennent parfois invisibles.
Jean-Daniel Tordjmann est le Président du Cercle des ambassadeurs.