La Turquie a accompli, ces dernières années, d’importants progrès démocratiques. Les négociations d’adhésion se sont engagées entre l’Union européenne et la Turquie depuis le 3 octobre 2005, au cours desquelles la démocratie turque ne manquera pas de s’approfondir. Nous nous en réjouissons, car nous estimons que ce processus est non seulement bénéfique mais encore indispensable à un avenir commun, fondé sur la croissance, la stabilité et la paix. Cependant, dans l’immédiat, la liberté d’expression est gravement menacée en Turquie. En tant qu’intellectuels et chercheurs travaillant sur la Turquie, il est de notre responsabilité de demander aux autorités politiques et judiciaires turques de prendre d’urgence toutes les dispositions nécessaires, notamment législatives, afin d’assurer le plein exercice de la liberté d’expression, condition indispensable dans une démocratie digne de ce nom. Précédent le plus médiatique, les poursuites contre l’écrivain Orhan Pamuk ont été levées le 23 janvier dernier, après avis rendu par le ministre de la Justice, mais, la législation et les dysfonctionnements judiciaires qui les ont permis subsistent.
Il y a aujourd’hui en Turquie une véritable mobilisation contre les menaces qui pèsent sur le processus de démocratisation. Ce serait profondément méconnaître ce qui s’y passe que d’attribuer la décision du ministère de la Justice d’arrêter les poursuites contre Orhan Pamuk, et dans un autre domaine, celle de réincarcérer l’assassin d’Abdi İpekçi, Mehmet Ali Ağca, uniquement aux pressions européennes.
En effet, c’est avant tout la société civile turque, poussée par un impérieux besoin de démocratie, de justice et de modernité, qui a rendu impossibles dans un cas la condamnation d’un écrivain utilisant son droit inaliénable à la liberté d’expression et dans un autre la libération anticipée d’un individu qui, chaque fois qu’il l’a pu, a préféré au libre débat l’élimination physique de ceux dont il ne partageait pas les idées. Cette société civile émergente s’organise et œuvre, jour après jour, depuis plusieurs années déjà, pour donner à la Turquie le vrai visage de la modernité politique et socio-économique. Elle contribue activement à la prospérité du pays et, soucieuse de ménager l’avenir et d’aménager un espace commun où il fasse bon vivre pour tous et toutes, n’hésite pas à braver un à un les derniers sujets tabous.
Vue de l’extérieur, cette société civile turque ne nous est familière que par la voix de quelques unes de ses figures intellectuelles, politiques, journalistes et artistes. Situées à l’avant-garde, elles accompagnent ce puissant mouvement de réformes et de consolidation de la démocratie en contribuant au renouvellement du débat politique et au dépassement des lignes de partage traditionnelles.
Ce sont ces figures qui, les premières, exerçant en cela leur devoir de vigilance, alertèrent sur le danger que représentaient certaines dispositions du nouveau Code pénal turc bien avant son adoption en 2005. En effet, certaines de ses dispositions laissent place à trop d’arbitraire dans leur interprétation par les juges, d’autres sont clairement contraires à l’esprit et à la lettre des libertés fondamentales et universelles.
Par inadvertance sans doute, peut-être par ignorance, plusieurs pays membres de l’Union européenne ne jugèrent pas utile de se faire l’écho de l’ensemble de ces mises en garde émanant de représentants de la société civile turque. Les passant sous silence, ils préférèrent se concentrer uniquement sur la question de l’adultère. A juste titre certes : il y avait à redire en la matière, mais ce n’était pas là l’unique talon d’Achille du nouveau Code pénal. En faisant silence sur tous les autres articles controversés, Bruxelles donnait un gage à tous ceux qui dans l’UE et en Turquie cherchaient à empêcher l’ouverture des négociations et aujourd’hui cherchent encore par tous les moyens à les faire échouer le plus vite possible après leur engagement. Rétrospectivement, on se rend compte combien cette attitude n’a pas été totalement étrangère au double refus français et néerlandais de la Constitution européenne en alimentant les fantasmes turcophobes. Rétrospectivement encore, on se rend compte combien ce silence encouragea en Turquie quelques magistrats parvenus au faîte de leur carrière, mais formés dans le climat politique du coup d’Etat de 1980. Ils refusent aujourd’hui de perdre leurs prérogatives arbitraires qui appartiennent pourtant à une époque révolue, et se lancent dans un acharnement judiciaire suicidaire à l’encontre de tous ceux qui poussaient à une nouvelle refonte du Code au vu des évolutions récentes de la société et des nouvelles revendications citoyennes en matière de démocratie et de droits de l’homme.
Voilà pourquoi aujourd’hui une soixantaine d’intellectuels, de journalistes, d’éditeurs sont poursuivis en justice et sous la menace d’emprisonnement pour avoir simplement exercé, sans troubler en rien l’ordre public, leur droit d’expression, leur liberté d’opinion, de publication, d’association, etc. Les procès de certains d’entre eux s’ouvrent dans les prochains jours : le 9 février à Urfa pour Hrant Dink, rédacteur en chef de la revue Agos, le 15 février à Ankara pour les professeurs Baskın Oran et Ibrahim Kaboğlu. Les autres procès auront lieu dans les mois qui suivent.
Sans vouloir dégager le gouvernement actuel de toute responsabilité, car il n’échappe pas à certaines contradictions, force est de constater que la situation ne se résume pas à une opposition frontale entre l’Etat et la société. Les menaces et les entraves qui pèsent sur le bon fonctionnement de la démocratie proviennent parfois de ceux qui n’hésitent pas à se réclamer du « progressisme », voire du « kémalisme », et surtout des forces obscures ultra-nationalistes voulant utiliser les faiblesses d’une juridiction anachronique. Ainsi a-t-on pu voir aux abords du tribunal des manifestations de sympathie délirante pour un criminel qui a failli assassiner aussi le Pape.
Pour mettre un terme au réel pouvoir de nuisance qu’exercent de par leur zèle ces juges et procureurs, minoritaires dans leur profession, et pour empêcher qu’ils n’aggravent davantage la crise de confiance entre la Turquie et l’UE, mais plus encore entre l’opinion publique turque et les instances judiciaires, nous demandons dans un premier temps la fin immédiate de toutes ces poursuites afin de permettre dans un second temps aux plus hautes autorités du pays de procéder à un nouvel examen de tous les articles du nouveau Code pénal qui contreviennent aux libertés fondamentales (en particulier les articles 216, 288, 301 et 305, en contrariété au regard des principales libertés individuelles ratifiées par la Turquie). C’est à elles de décider, dans un climat serein, de leur réécriture, abolition ou révision. Nous estimons également que les modifications juridiques doivent impérativement être accompagnées par des formations continues de l’ensemble de l’appareil judiciaire afin qu’il n’ y ait plus de décalage entre l’esprit d’une loi et son application. Les efforts réels accomplis en faveur de la consolidation de l’Etat de droit en Turquie s’en trouveraient durablement renforcés. En effet, la Turquie n’a pas besoin d’articles de loi pour préserver son identité, ni pour interdire de mentionner ce dont désormais on débat en Turquie plus que partout ailleurs. le 1 février 2006
Collectif EURARAT : Semih Vaner (Directeur de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques, Paris), Levent Ünsaldı (Association française pour l’étude de la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien, AFEMOTI, Paris), Irvin C.Schick (MIT, Boston), Sevilay Saday (Avocat, Luxembourg), Teoman Pamukçu (Université Libre de Bruxelles, Belgique), Constantin Melitas (Politologue, Paris), Isabelle Kortian (Centre de géostratégie, Ecole normale supérieure, Paris), Ali Kazancıgil (ISSC, UNESCO, Paris), Uğur Hüküm (Radio France Internationale, Paris), Selçuk Demirel (Dessinateur, Paris), Marc Büker (Dirigeant d’entreprise, Paris), Faruk Bilici (Professeur à l’INALCO, Paris), Maya Arakon (Doctorante, Université Robert Schuman, Strasbourg) Samim Akgönül (CNRS, Strasbourg), Aysun Akarsu (Ingénieur, Paris), Deniz Akagül (Maître de conférences, Université de Lille I).