Après des années de harcèlement judiciaire, le tribunal de Selçuk (Ouest), l’a condamné mi-décembre pour avoir construit sans permis une maisonnette de pierre et une tour de guet, dans le village touristique de Sirince, où il a élu domicile il y a vingt ans. La sentence a de quoi surprendre, « dans un pays où tout est construit illégalement » selon M. Nisanyan, et où un scandale retentissant de corruption et de malversations éclabousse l’entourage du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, notamment pour avoir délivré des permis de construire complaisants à des promoteurs immobiliers. « Il n’y a pas de loi en Turquie. Le système judiciaire est une plaisanterie. Il serait ridicule de parler d’État de droit et d’égalité devant la justice. Ce pays est gouverné en fonction des affinités personnelles ou politiques », assène le condamné, joint par téléphone, la veille de sa mise en détention.
Cela fait longtemps déjà que l’État turc s’obstine à vouloir faire taire cet esprit boulimique et provocateur, diplômé de Yale et Harvard, tour à tour génial et agaçant. Spécialiste de la langue turque, dont il a rédigé l’un des premiers dictionnaires étymologiques, cet Arménien né à Istanbul mène aussi un combat intellectuel contre les dogmes dominants- le kémalisme et l’islamisme - et pour la reconnaissance de l’identité multiculturelle de l’Anatolie, s’employant à déconstruire l’histoire officielle et les légendes nationalistes dont la Turquie est bercée. Sur Internet, il constitue un index toponymique pour recenser les villes et les villages dont le nom a été turquifié. Il sillonne le pays en voiture pour recenser les hôtels de charme et les tables gastronomiques. Dans les années 90, il s’installe dans le village de Sirince, autrefois peuplé de Grecs, et se met à restaurer des maisons anciennes pour les transformer en pensions touristiques. Avec son ami Ali Nesin, mathématicien de renommée mondiale, il bâtit une école où des étudiants du monde entier viennent apprendre les sciences et la philosophie.
Les ennuis se sont précisés pour lui après la publication en 2008 de « la fausse république », une critique féroce du régime kémaliste. « Un mois après, le premier procès a été ouvert. Une armée d’inspecteurs a défilé dans le village. Depuis, j’ai eu 19 procès, qui se sont tous terminés par une condamnation avec au total 24 ans de prison », résume M. Nisanyan qui assure avoir « commencé cette bataille avec la pleine conscience des possibles conséquences ». Car finalement rien ne le flatte plus que d’apparaître comme celui qui confronte la Turquie à ses démons. En mai dernier, il a été condamné à 13 mois de prison pour avoir prétendument « insulté le prophète Mahomet ». Lui se défend de tout blasphème. « J’ai critiqué l’intolérance religieuse et le premier ministre a voulu ma condamnation ». Et puis Sevan Nisanyan est arménien, une circonstance « indiscutablement » aggravante. « En Turquie, les Arméniens doivent baisser la tête. Il n’est pas convenable de parler aussi directement de choses publiques »