Il y a quelque temps, j’ai pris part, dans cette même colonne, à une discussion sur la question de l’homosexualité en Turquie. Des confrères avaient abordé le sujet et je poursuivais en disant que si ce genre de débats pouvait très bien ne pas faire évoluer l’orientation sexuelle des gens, il pouvait au moins avoir l’avantage de « modifier, ne serait-ce qu’à la marge, notre culture homophobique. »
Finalement, un autre journaliste, Nazlı Ilıcak, s’est joint au débat lui aussi, critiquant la façon que nous avions d’aborder des sujets aussi « lights » alors que la situation du pays est ce qu’elle est.
Il nous invitait en fait à un peu plus de tenue ou de sérieux.
Mais je pense que trop de sérieux est une chose dangereuse. Voyez donc si dans notre culture un peu trop sérieuse, on ne tue pas les homosexuels de la façon la plus cruelle. Alors même que Nazli Ilicak nous invitait à plus de sérieux, on découvrait dans la presse les détails d’un ’crime d’honneur’ atroce commis à Diyarbakir. Un jeune homme de 17 ans se faisait frapper jour et nuit par son père parce qu’il était homosexuel. Pour échapper à cet enfer, le jeune homme s’enfuit. Le père et l’oncle le retrouvent et l’enlèvent. Le père tue son fils de 14 balles, la plupart dans la tête...
Si nous avions vécu dans une culture un peu plus « light », si nous avions eu un peu moins de tabous, peut-être que le père de ce jeune homme aurait appris à aimer son fils comme un être humain, tel qu’il était. Mais voilà, nous sommes un peu trop « sérieux »...
Dans des sociétés comme la nôtre, il est un espace très large offert à la demande de « sérieux ». Les leaders, les chefs, les opinions politiques, les institutions nous demandent d’être très tous « sérieux ». Pas de critique, pas de blague, vous vous tiendrez toujours très bien.
Il y a peu de temps encore, on ne faisait pas de caricatures d’Atatürk. Aujourd’hui, on ne fait pas de caricatures de Tayyip Erdoğan. Un Kurde du PKK ne peut en aucun cas plaisanter au sujet du « Président Apo » [Abdullah Öcalan, chef historique du PKK]. De la gauche à la droite islamiste, nous sommes cernés de multitudes de tabous dont nous sommes bien incapables de rire.
Or, la démocratie et la liberté ne peuvent s’implanter que dans une société capable d’être « light » sur tous les sujets, capable de tout prendre à la légère. C’est pourquoi elles ne parviennent pas à s’implanter chez nous. Pris sous l’oppression du « sérieux », nos cerveaux sont impuissants à produire des solutions, ne font que répéter sans cesse ce qu’ils ont appris par cœur.
Parfois, cet esprit de sérieux tourne à l’hystérie collective. Le drapeau, l’hymne national, certaines statues etc. deviennent des sujets d’hystérie nationale, en fait des fétiches, au nom desquels des gens peuvent être tués. C’est l’Azerbaïdjan qui, le mois dernier, s’est livré à une telle folie collective.
En 2004, en Hongrie, lors d’un stage de l’OTAN auquel il participait, Ramil Safarov s’est levé un matin, a pris une hache et a décapité le lieutenant arménien, Gurgen Margaryan, qui dormait dans le même bâtiment que lui. Lorsqu’il a été jugé en Hongrie pour ce meurtre, Safarov a déclaré qu’il avait agi en réponse « à l’insulte qu’il avait proféré à l’endroit du drapeau azéri. » D’ailleurs, il est apparu par la suite qu’il n’y avait jamais eu de différends entre les deux hommes tout au long du stage et qu’après avoir décapité sa victime, Safarov s’était dirigé vers la chambre d’un autre officier arménien dans l’intention de le tuer également.
Il est condamné à la prison à vie. Bakou demande alors à ce qu’il soit rapatrié en Azerbaïdjan, promettant qu’il purgerait sa peine dans son pays. La Hongrie accepte le transfèrement. Mais Safarov est accueilli à Bakou comme un héros national, il est aussitôt gracié, réaffecté dans l’armée, on lui donne un logement et verse ses arriérés de salaire.
Un crime aussi atroce tourne à l’héroïsme pour les Azéris. Si ce n’est pas de la folie collective, de quoi s’agit-il ? A cause de cette folie, le Caucase a connu, en août dernier, des jours et des semaines plus que houleux.
Quant à moi, j’ai écrit ces lignes depuis ma chambre d’hôtel à Malatya. Le lendemain, je devais assister au procès d’une affaire du genre de celle de Safarov. Il y a de cela cinq ans, cinq jeunes gens choisis par le réseau Ergenekon pour leurs « sentiments nationalistes » ont égorgé trois jeunes chrétiens innocents.
Croyez-moi, toute idée, toute idéologie qu’on n’aurait pas frappée du sceau de « l’impertinence », « de la blague » ou de l’humour, est très dangereuse. Elle peut se transformer en instrument de mort.