Mais revenons à nos moutons ; l’UE est en train de perdre la Turquie :
non seulement, faute de pouvoir lui offrir quelque perspective crédible,
faute de crédibilité et de solidité, du fait de cette crise de l’euro qui la mine profondément
mais aussi et surtout stratégiquement : l’exacerbation de la question kurde alors que le Moyen-Orient s’enflamme menace très fortement la paix sociale et l’unité nationale de la Turquie. [cf L’ombre de la solution ethnique]
Or une Turquie divisée et/ou affaiblie est une Turquie stratégiquement perdue pour l’UE pour deux raisons majeures :
- elle ne servira plus à l’UE de plate-forme pour la stabilité et la paix dans une région si proche que l’UE ne devrait permettre à aucune autre puissance d’y semer ou d’y entretenir les feux de la guerre [Cette dernière proposition supposant que l’UE daigne se penser en tant que puissance - autour d’une définition de la puissance nécessaire à sa propre sécurité ; c’est-à-dire en tant que pôle de stabilité et de responsabilité].
- elle ne servira plus à l’UE de pont vers l’Iran, l’Asie centrale et l’Océan indien, orientations nécessaires à l’UE pour peser dans le concert des puissances mondiales.
Or aujourd’hui, l’Iran conservateur des Gardiens de la Révolution s’acharne délibérément contre une telle perspective dans l’espoir de conserver la profondeur stratégique que lui offre encore la Syrie, jusqu’aux portes d’Israël : sans profondeur stratégique, le régime des mollahs se retrouve quasiment à nu, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Pour conjurer ce péril, Téhéran s’attelle à réduire en cendres la possibilité d’un autre axe dont la profondeur stratégique est quant à elle européenne via le nord de l’Irak et la Turquie : il lui suffit pour cela d’enfoncer le coin dans la zone la plus fragile de ce possible édifice : la question kurde, toujours non résolue en Turquie.
Mais revenons-en donc aux faits.
Rappelons-nous de ce que disait le journaliste Cengiz Candar, grand spécialiste des questions internationales dans la région, l’année dernière au début de l’été :
« Quel est le véritable objectif de l’Iran ? Sans interprétation correcte du jeu iranien dans la région, sans saisie de son modus operandi, il est impossible d’obtenir des réponses précises et pertinentes. À qui s’adressait l’Iran, quand au milieu du mois de juillet, il a, en apparence, pris les forces du PJAK [Branche iranienne du PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan] pour cible ? Pourquoi à ce moment-là ? Est-ce donc qu’à partir de mi-juillet, le PJAK est devenu une menace incomparablement plus dangereuse qu’autrefois pour l’Iran ? D’après moi, l’attaque iranienne sur la montagne de Kandil et les repaires du PJAK est directement liée à l’accueil que la Turquie a réservé aux réunions de l’opposition syrienne en Turquie quand Ankara a commencé de prendre ses distances avec Damas en se rapprochant des positions américaines. Entre l’Iran et la Syrie, qui est son principal allié dans la région et avec qui elle constitue un « axe stratégique », il est un raccordement terrestre, à savoir la Turquie et l’Irak, plus particulièrement le nord de l’Irak, c’est-à-dire le Kurdistan irakien.
L’opération militaire dirigée contre la montagne de Kandil était conçue dans le but de tenir ouvert le corridor de l’Irak du nord (en direction de la Syrie), et de faire passer un message à l’administration kurde autonome d’Erbil : « Ne vous amusez pas trop avec la Turquie, gardez vos distances ; nous sommes là et en mesure de réduire à néant la stabilité du nord de l’Irak. Comment comprendre sinon, les déplacements précipités des leaders kurdes d’Irak à Téhéran, à commencer par Neçirvan Barzanî ? » (7-09-2011, Radikal).
Eté 2011 : Téhéran rappelle ses intérêts stratégiques et commence à placer ses pions pour garantir la profondeur stratégique de cet axe qui, via la Syrie, le mène aux portes d’Israël. Et face à cet axe, se tiennent les Turcs et les Kurdes du nord de l’Irak.
Eté 2012 : Téhéran a acquis la certitude de l’irréversibilité du processus de décomposition syrien. L’Iran s’attaque presque frontalement à l’axe Turquie – Kurdistan...
Soutien de l’Iran au PKK
Le 10 août dernier, Cengiz Candar notait les choses suivantes :
« 1- L’année passée à la même époque (début août), les affrontements entre l’Iran et le PJAK se multipliaient sur la montagne de Kandil (massif montagneux dont la partie ouest donne sur l’Irak, et la partie est sur l’Iran). Au cours de ces affrontements nous parvint l’information (par voie de presse mais aussi via des sources semi-officielles) selon laquelle Murat Karayilan [leader opérationnel du PKK dans le nord de l’Irak] avait été capturé par l’Iran.
2- Quelque temps plus tard, Murat Karayilan sortit du bois ; mais les affrontements PJAK – Iran cessèrent brusquement. Depuis ce temps-là, on n’a plus entendu parler du PJAK ; personne ne sait ce qu’il est advenu de cette organisation. Et bon nombre de raisons laissent penser la possibilité d’une entente PKK – Iran. Or il est impossible qu’un arrangement PKK -Iran ne se fasse pas sur le dos de la Turquie.
3- S’il n’existe pas alors d’accord Turquie – PKK du genre de celui du processus d’Oslo [Négociations secrètes initiées entre les services secrets turcs et des responsables du PKK pour lancer une ouverture kurde en 2010 ; le processus fut interrompu peu après], ou pour le dire autrement, si le PKK n’est pas amené à l’intérieur du jeu politique turc et que l’on ne cesse d’aiguiser les haches de guerre, il faut s’attendre à ce que le PKK entre en relation avec les adversaires régionaux et internationaux de la Turquie. Régionalement, cela veut essentiellement dire la Syrie et l’Iran. Comme par le passé. Mais il ne faut pas se tromper ; les relations du PKK avec l’Iran et la Syrie sont conjoncturelles et non stratégiques.
4- Durant la semaine dernière [début août], il s’est passé des choses particulièrement importantes dans le triangle Iran – Syrie – Turquie. Alors qu’on entendait le régime de Assad se fissurer un peu plus, notamment du côté d’Alep, et que son Premier ministre a trouvé refuge en Jordanie, le leader religieux iranien, le ’Guide’ Khamenei, a envoyé le président du Conseil de Sécurité nationale Djalili, à Damas auprès de Assad. Et l’Iran a fait savoir qu’il ferait tout ce qui est nécessaire pour que le régime syrien reste en place, qu’il lui procurerait toute sorte de soutien. L’Iran a modifié ses paramètres quant à la question syrienne et est devenu, dans un certain sens, partie prenante à ce qui se passe dans ce pays.
5- Alors que Djalili était à Damas, le chef de l’état-major général iranien, Firuzabadi fit une sorte de déclaration mi-conseil, mi-menace, selon laquelle le terrorisme pourrait très bien « passer subrepticement de Syrie en Turquie ». Les Affaires étrangères turques ont répondu sèchement. […]
Cela étant dit, rappelons que les affrontements à Hakkari [Sud-Est de la Turquie] ont commencé le 23 juillet dernier. Depuis ce jour, les forces armées turques emploient l’ensemble de leurs moyens, la chasse, les tanks, l’artillerie, les drones Heron ainsi que les renseignements américains. L’armée turque a vidé de nombreux villages et localités du carré Şemdinli-Yüksekova-Hakkâri-Çukurca. Comment se fait-il qu’elle ne parvienne pas à assurer un simple « contrôle de zone » depuis ce jour-là ?
N’oublions pas non plus qu’en regardant une carte, on se rend compte que la zone incontrôlée depuis plus d’un mois est très éloignée de la Syrie et ’plutôt’ limitrophe de l’Iran. »
Depuis, les journaux turcs ont fait à plusieurs reprises état d’information selon lesquelles des éléments du PKK étaient en contact avec des agents des services secrets iraniens.
La convergence de ces remarques et informations ne laisse aucun doute quand aux agissements et responsabilités de l’Iran dans le débordement de violence touchant la Turquie sur le front kurde depuis le milieu de l’été.
Zéro problème
Le 7 septembre, le même Cengiz Candar rappelait, non sans souligner l’ironie de la situation, que « de la politique turque de ’zéro problème’ avec les voisins, on était passé à celle de zéro voisin sans problème. » Zéro ? Non. Il en est encore un qui ne pose aucun problème, se posant même comme allié objectif d’Ankara dans le contexte actuel : l’Irak du nord, la région kurde autonome tenue par Mesud Barzanî, qui s’impose comme un acteur-clé.
Que peut-on tirer de ces quelques remarques ?
Rappelons-nous qu’à l’été 1998, lorsque Damas met un terme au gîte et au couvert du leader du PKK, Abdullah Öcalan, parce que la Turquie menace en massant des troupes à la frontière syrienne, c’est Khatami et les réformateurs iraniens qui sont plus ou moins à la manœuvre en Iran ; la Russie, pour sa part, est en pleine crise financière et le régime de Eltsine en fin de course. De fait, l’axe vertical Moscou – Téhéran - Damas a du plomb dans l’aile.
Le départ puis l’arrestation d’Öcalan (1999) ouvrent une période de paix dont la Turquie saura profiter, non pour régler la question kurde, mais pour se rapprocher de l’UE : en 1999, elle obtient le statut de candidat et en 2005, elle entame des négociations d’adhésion.
Bilan : l’apaisement sur la question kurde a, comme toujours depuis des siècles, consolidé l’occidentalisme de la Turquie. En outre, s’est alors esquissée, pour la première fois, la perspective d’un axe horizontal courant de Bruxelles à Téhéran.
Guerre des avenirs
Aujourd’hui, la crise régionale est plus intense et plus globale encore qu’en 1998 : s’y affrontent en filigrane les deux mêmes axes, soit deux avenirs possibles de l’Iran ou, ce qui revient au même, de l’Europe.
1- L’Iran des Mollahs ou des Gardiens de la Révolution ; l’Iran, puissance régionale chiite attirant la Turquie sur un axe sunnite (arabo-qatari) et donc dans le bourbier moyen-oriental en la déstabilisant à l’est, sur la question kurde.
Puissance stratégique de taille intermédiaire, l’Iran a besoin d’alliances globales mais cherche également à maximiser son autonomie décisionnelle relative : dans ce cadre, le mirage de l’arme nucléaire peut paraître séduisant à court terme ; cela étant, il ouvrirait aussitôt la voie à une nucléarisation totale de la région, à une nouvelle glaciation des rapports de force ainsi qu’à une réduction drastique de l’autonomie recherchée.
La région serait divisée et durablement affaiblie ou sous tutelle des parrains globaux (États-Unis, Chine, voire Russie) dans le cadre de la ’guerre’ pour l’accès aux ressources qui se profile.
Quant au ’soft power’ européen, il n’aurait absolument plus aucun sens dans une région aussi instable et l’Europe paierait les pots cassés de l’instabilité entretenue à ses portes, en termes de risques nucléaires, de conflits, de migrations et d’inféodation stratégique aux appétits des autres puissances.
2- L’Iran réformateur, sur la double voie de la démocratisation et de la ’normalisation’ de ses relations avec le reste du monde ; l’Iran, puissance régionale stabilisatrice, associée à la Turquie et à l’UE sur une perspective de stabilisation et de ’sanctuarisation’ (non-ingérence) de la région.
L’articulation entre Ankara et Téhéran passera en partie par un règlement global de la question kurde.
Afin de maximiser son autonomie relative, l’Iran pourrait alors troquer les avantages illusoires de la bombe contre ceux de la rente stratégique que lui rapportera sa position-clef au cœur de la géographie de la globalisation. Un partenariat stratégique ’hyper privilégié’ avec l’UE garantirait :
- un levier stratégique de tout premier plan à l’UE pour ’piloter’ une sortie globale du pétrole en évitant les heurts d’une ruée violente sur les dernières ressources fossiles.
- une maximisation de son autonomie à l’Iran (à la Turquie également, bien que différemment) ainsi que les moyens de peser sur les équilibres globaux afin de préserver ses intérêts nationaux.
La question demeure cependant, comme celle de la poule et de l’œuf : la normalisation de l’Iran sera-t-elle la condition ou la conséquence de cette inflexion stratégique majeure ? Ce sont en fait les deux faces d’une même pièce. Et s’il semble difficile de peser sur les évolutions internes à la société iranienne, il reste possible de jouer sur les équilibres et les perspectives stratégiques.
La question n’est plus celle d’une adhésion de la Turquie à l’UE ; elle est celle d’une urgence stratégique : l’UE doit-elle attendre ou tenter quelque chose face à la perspective de la bombe iranienne, d’un possible conflit avec Israël, de l’impuissance américaine, voire d’une nucléarisation complète d’une région se trouvant à ses portes ?
L’UE doit-elle satisfaire ses populistes de tout poil en laissant filer la Turquie et advenir le pire sur son voisinage immédiat ?
Avec la naissance progressive d’une Europe budgétaire et de son inéluctable contrepartie démocratique et parlementaire,
les premiers signes tangibles d’une Europe de la défense (via la fusion annoncée EADS – BAE),
ne reste à l’UE qu’à donner un signal sur son existence stratégique pour valider son acte de naissance en tant que puissance : il pourrait prendre la forme d’une initiative turco-européenne forte sur les dossiers syrien et iranien.
La voie est étroite, la fenêtre ouverte et le temps compté.