Vide stratégique. L’expression est de Philippe Baumard, professeur à l’école Polytechnique. Ainsi a-t-il intitulé son dernier livre.
Il y aborde cette incapacité à penser le futur, le triomphe de l’art de la tactique et par conséquent, le navigation à vue, une rationalité limitée, l’ignorance et l’« abandon du réel » de nos éminentes élites, politiques notamment.
Faudra-t-il revenir encore sur l’indigence du débat présidentiel actuel en guise d’illustration ?
Si, pour un corps politique, la pensée stratégique est une façon d’être dans un temps et dans l’espace, d’habiter ces deux dimensions et de se situer, d’assumer un projet, de formuler ses relations à l’autre, aux autres, il serait alors aisé d’en conclure aujourd’hui que nous cultivons l’art de n’être nulle part, ou nullement. Dans un monde en profonde et rapide mutation, le triomphe exclusif de la tactique la plus cynique confine l’Europe à une impuissance sans nom.
Et ce n’est malheureusement pas le petit théâtre de l’alternance quiquennale qui nous permettra demain de relever le gant du défi majeur qu’est le défi stratégique.
Mais combien de divisions, ce défi ? Ou, plus précisément, combien de questions ?
1- Une question d’échelle - Quelle est l’échelle des défis stratégiques auxquels sont confrontés nos pays aujourd’hui ? Européenne, sans la moindre hésitation, dans un monde où se cristallisent rapidement des rapports de puissance de blocs à blocs, l’échelle du territoire national n’est tout simplement plus pertinente, trop éloignée des zones de jonction entre blocs ; trop réduite par rapport à la taille des enjeux.
Alors chanter la Marseillaise en conclusion de chaque meeting - à droite comme à gauche, mashallah – relève d’un immense progrès dans l’histoire nationale, et cela à deux titres : ce chant patriotique tient toujours aussi chaud à la doudoune identitaire et nationale, elhamdülillah ; cela nous rapproche toujours d’une Turquie encore très friande d’hymnes nationaux... Or, ça tombe bien, c’est précisément du côté de chez Recep que ça semble se passer... Point suivant.
2- Une question d’espace – Sur quelle géographie se formulera le projet stratégique européen (et tout ce qui découle de cette pensée, « identité », projets politique, social...) ? Ou, pour le formuler autrement, où se situent les risques vitaux pour l’avenir de l’Europe ?
Réponse : sur les zones des deux empires qui l’ont bordée pendant des siècles, l’empire russe, l’empire ottoman, deux espaces qui se croisent aujourd’hui dans le Caucase et l’Iran, son débouché naturel.
De Téhéran au Cap Nord se dessine une ligne passant par Moscou et traçant l’horizon stratégique européen sur lequel vont se nouer l’ensemble des questions stratégiques à laquelle l’Europe devra répondre si elle souhaite exister politiquement en Eurasie et donc dans le monde de demain : énergie, environnement, sécurité, stabilité politique, présence dans les équilibres globaux...
3- Une question d’horizon temporel : on ne répond pas de manière simpliste, violente et radicale à de tels enjeux. On décline dans le temps une série de mesures qu’orientent des objectifs majeurs et stratégiques de long-terme.
Très schématiquement, on peut se risquer à une brève déclinaison de ces visées stratégiques :
Objectifs de premier ordre : assurer l’indépendance énergétique de l’Europe ; stabiliser et sécuriser le Moyen-Orient (éviter la nucléarisation totale de la région) ; imposer l’Europe comme acteur stratégique global (accéder à l’océan Indien).
Objectifs de second ordre : faire éclater le triangle Moscou – Téhéran – Damas ; négocier globalement avec Téhéran (+ à terme, Israël et les EU) dans l’optique d’un pacte de Saadabad 3, sorte de partenariat stratégique global irano - européen extrêmement privilégié
Objectifs tactiques :
- relancer les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, et par là :
- faciliter le règlement de la question kurde (lien Syrie - Iran)
- promouvoir la réconciliation turco-arménienne (dans « l’apaisement », propose M. Hollande. Soit...) (lien Russie – Iran)
- maintenir un fort partenariat avec Moscou en posant très clairement la question du bouclier antimissiles promu par Washington
- lancer une transition énergétique à l’échelle européenne visant la fin de la dépendance aux énergies fossiles (Russie) et fissile (Iran) à l’horizon 2050.
4- Une question de moyens, enfin, à commencer par la volonté politique. La myopie politique aujourd’hui instituée par le triomphe de l’intergouvernemental au niveau européen ne nous incite pas à l’optimisme. Entre le boomerang de la loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien et l’obstination électoraliste des deux principaux impétrants, la moindre pensée stratégique a bien du mal à émerger du marigot politico-médiatique tenant aujourd’hui lieu de campagne.
« Les périodes de vide stratégique sont déplaisantes », souligne M. Baumard. Elles sont également frustrantes et très propices à engendrer une colère diffuse. Mais elles coïncident aussi, précise-t-il, avec des « prises de conscience décisives. »
Il nous faut aujourd’hui en faire le pari.