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Une gauche très gauche

jeudi 19 octobre 2006, par Marillac

Autres temps, autres mots. Maux. « Poète au pouvoir, mallette de déboires. » Le dicton bien connu ne nous empêche pas de ne pouvoir profiter aujourd’hui des seuls poètes que mérite notre époque, tel ce champion du slam en jam session médiatico-policière qui fait passer ses prouesses verbales pour des promesses d’action jamais accomplies.

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Souvenez-vous de l’art de l’allitération savante sur les « Kärcher » et autre « racaille » censés stigmatiser sans en avoir, bien naturellement, l’intention. Mais le Lamartine du 92 qui se répand en « peur des Musulmans » ou autres « la France ne veut pas de ceux qui ne l’aiment pas », « elle ne reniera pas non plus 2 000 ans de chrétienté » depuis la Grande Pomme ou Boulazac, ne trompe guère que ceux qui le souhaitent encore.
Trêve de plaisanteries : le favori des sondages et des couvertures de magazines ne nous apprendra rien de plus que ce que nous savons déjà. C’est son jumeau médiatique qui inquiète aujourd’hui.

Passons sur les rancœurs actuelles que le Parti Socialiste ne cesse d’alimenter auprès du cercle de ses sympathisants, des démocrates ou de ceux même qui attendent une opposition au poète de la place Beauvau. Passons sur « cette fraction du PS qui, pour des raisons électorales » (Jack Lang) s’est crue bien inspirée de proposer et voter une loi sur l’histoire après avoir massivement rejeté au début de cette année un premier texte de ce genre avancé lui par l’UMP, et après s’être engagée, auprès des plus grands historiens de ce pays, à ne plus renouveler de telles démarches… Passons encore sur le soutien « light » apporté à cette proposition de loi par la toute jeune muse de la vieille gauche socialiste française…

Non, en fait, ne passons pas. Arrêtons-nous quelque peu.
Les débats politiques dans ce pays sont à ce point simplifiés et caricaturaux qu’il nous faut bien en reprendre les structures et les modes de fonctionnement « pour se faire comprendre des électeurs ». Il y a Sarko et Ségo. Il y a les bons et les méchants. Les bourreaux et les victimes (Devedjian). Et il est effectivement toujours juste et rassurant de se trouver aux côtés des victimes…
Il y a surtout les gentils et les toujours méchants. Il y a enfin, sous-jacent à tout cela, le désormais fameux nous et les autres.

De l’identitaire à ne plus savoir qu’en faire. Du communautaire même.
Nous sommes tombés en plein dans ce bocal des identités. Comme dans l’eau des poissons que nous sommes. Petit corps tendu, notre slameur à roulettes de l’avenue Achille Peretti, n’en peut plus de dénoncer un communautarisme dont il dénie le droit aux autres tout en en reprenant les canons et les réflexes les plus grossiers…

L’impasse communautaire

Nous entendions également, il y a peu, l’égérie du plus archaïque parti de gauche gouvernementale du continent se lancer, le jour de l’annonce officielle de sa candidature à la candidature présidentielle, dans une tirade tout entière consacrée à la nation, la grande et accueillante nation, tant et si bien qu’elle a même fini par séduire ce vieux hussard de Jean-Pierre Chevènement… Quand on a souvenir de ce que pouvait représenter la nation dans les idéaux de gauche, les idéaux socialistes (puisque tel est le vocable maintenu), dans le socialisme naissant des débuts du XXe siècle, n’est-on pas en droit de se demander ce qu’il est advenu et ce qu’il advient de la gauche française en ce début du XXIe siècle pour en être réduite à ainsi encenser la vieille idole qui fit horreur si longtemps ?

N’est-il pas à la fois inquiétant et révélateur de voir la principale prétendante à l’investiture à gauche glisser en quelques mois d’un courageux positionnement pragmatique et non idéologique, volontiers ouvert et moderne, à un repli sur la cellule nationale et communautaire ?

En guise de réponse, Baskın Oran recourt à une expression métaphorique du plus bel effet : « la globalisation qui terrorise les identités nationales savonne la pente à des opinions qui glissent insensiblement dans l’impasse nationaliste (communautaire) ». Ce qui est évident en Turquie tant les défis et les ruptures sont nombreux et violents, est une tentation non moins existante en France. Et nos poètes du débat public de suivre la pente et les bulles de savon plutôt que de relever les manches.

Que le principal parti de gauche en France se mette lui aussi à glisser peu à peu nous en dit long sur l’état du débat public comme sur celui des ambitions d’une gauche réformatrice.
Fauché par le 11 septembre et l’impuissance avouée face aux délocalisations (souvenons-nous de l’affaire Michelin), le Parti Socialiste devait s’écraser le 21 avril 2002. Il ne s’en est toujours pas relevé. Le débat interne sur le Traité Constitutionnel européen a montré combien il était divisé entre les partisans du repli et ceux de l’ouverture incantatoire et morale.
Une gauche qui joue aujourd’hui sur l’opposition entre les peurs de la mondialisation et la sécurité supposée d’un cocon national est une huître morte.
Anonnant ses gammes européennes, la voilà incapable de penser à un autre horizon que celui d’une Europe des nations, d’une Europe identitaire : une Europe dénominateur commun de ses identités nationales diverses. Alors la Turquie, vous pensez !!! Non seulement elle viendrait briser cette frêle illusion d’un socle culturel commun, elle viendrait couper le cordon ombilical qui relie l’identitaire au politique, mais en plus – en plus - elle nous permet aujourd’hui de nous la jouer petite nation chaudement nidifiée. Imaginez qu’il y ait des démocrates en Turquie ; imaginez qu’ils puissent penser et nous interpeller, se poser des questions similaires aux nôtres. Imaginez un instant que ce pays soit déjà sur le même plan (de « développement ») que nous : ce sont alors toutes les brindilles du petit nid douillet et chaleureux de nos communautés et modèles nationaux qui partent en cendres. Et c’est tout ce modèle encore, tous nos privilèges qui foutent le camp, perdant du coup leur statut idéalisé pour devenir problématiques et appeler des solutions neuves, des réformes douloureuses.

« Multitudes »

Voilà la grande question de la globalisation : bien au-delà des seules délocalisations, le phénomène est porté par le surgissement de sociétés civiles - peut-être peut-on ranger cette idée sous ce que d’autres appellent des « Multitudes » (Hardt, Negri) - sur le globe entier, capables d’aborder les mêmes questions, d’échanger et de créer des réponses neuves et transversales. La fin du monde bipolaire entre 89 et 91 prenait déjà place dans ce processus qui va s’accélérant sans cesse.
Les angoisses, les peurs et les craintes que de telles évolutions ne manquent pas de susciter dans des sociétés vieillissantes et moins capables d’adaptation que d’autres bien plus jeunes sont promptes à être récupérées politiquement par des forces et des leaders qui se font, volontairement ou malgré eux, les apôtres d’un conservatisme rassurant.
Or voilà bien le rôle joué par la Turquie aujourd’hui dans les débats politiques européens : plus que les musulmans ou les travailleurs immigrés à bas prix, plus que les étrangers ou « l’Autre » en général, elle est le pays dont on ne cesse de parler, de stigmatiser comme le contre modèle, l’image inversée qu’elle serait censée représenter pour mieux éviter de se confronter à l’ampleur des réformes politiques (et morales) auxquelles il faudrait s’atteler.

On entend parfois dire que ce projet d’adhésion de la Turquie constitue le meilleur moyen d’aiguiser les appétits et d’augmenter les rangs des partis d’une droite dure, autoritaire et xénophobe et qu’il serait donc préférable de le mettre entre parenthèses aujourd’hui ( = pour mieux l’abandonner demain). Est-ce bien la solution ? Ne serions-nous pas en train de confondre cause et effet ? Une fois la Turquie évincée, les défis posés à l’Europe auront-ils disparu ? Ai-je supprimé la réalité, la source de l’image, une fois le miroir brisé ?

Turquie Européenne aurait même la « faiblesse » de penser tout le contraire : qu’une Europe coupée de la Turquie et « légitimée » sur des fondements strictement identitaires et culturalistes perdrait l’essentiel de son projet, à savoir l’essentiel des réponses qu’elle est virtuellement en mesure d’apporter aux questions soulevées par cette « globalisation ».

Et la mission d’une gauche moderne, en phase avec les mutations immenses du monde dans lequel nous vivons, serait de tenter d’envisager les modalités viables d’une démocratie efficace fondée sur ces nouveaux échanges mondiaux, sur l’irruption de ces sociétés civiles à une échelle qui n’est plus seulement nationale : l’Europe représente, dans cette optique, un formidable champ d’expérimentation qu’on ne peut laisser indéfiniment en friche et quadrillé des seules lignes identitaires nationales. Le Parti Socialiste français semble aujourd’hui encore fort éloigné de cette perspective.

Puisse-t-il cependant, ne pas trop œuvrer dans l’intervalle, à en entraver les minces possibilités.

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