Dans les débats passionnés qui marquèrent le lancement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, l’histoire a servi de pythie, de commandeur silencieux dont il fallait activer les lèvres, dans un sens comme dans l’autre, celui des anti-Turquie comme le nôtre. Mais que recèle cette volonté de faire parler l’histoire ? Doit-on absolument la faire parler dans l’autre sens ? Doit-on lui faire dire que la Turquie est européenne si d’autres lui font avouer que la Turquie ne l’est pas ? Quelles sont les implications d’un débat posé sur de telles bases ?
Il faut s’inscrire en faux contre cette volonté de faire parler l’histoire à tout prix. Si ce qui nous intéresse ici c’est l’adhésion de la Turquie, c’est moins l’histoire quelle qu’elle soit, c’est moins les identités qu’on en infère que la nécessité d’un projet politique qui nous intéresse.
Si ce qui nous motive ici est l’invention d’une Europe post-nationale, et donc tirant sa légitimité de valeurs propres à son projet et non des vieilles identités fixes et nationales, si ce qui nous motive ici est l’acte politique fondateur d’une Europe politique et démocratique, alors il faut refuser à l’Histoire le déterminisme qu’on lui prête pour un confort plutôt déresponsabilisant : il en fut toujours ainsi, alors à quoi bon ?
Si l’histoire comptait tant que cela dans l’initiation des plus grands projets alors la France et Allemagne n’auraient jamais été à l’origine du processus de construction européenne.
S’il nous faut décider de l’adhésion ou non de la Turquie à l’UE, alors il ne faut pas se tromper de débat et ne nous poser que la question de l’européanité de la Turquie, la question de son identité. Ce serait en effet céder sur les formes du débat imposées par ceux qui lui dénient le moindre titre européen. Ce serait surtout fonder le débat de l’avenir de l’Europe sur son passé, ses représentations, identitaires et culturalistes. Et manquer par là la nécessité d’une vraie réflexion sur la dimension souhaitable et possible d’un projet européen post national.
Au plus fort de la polémique sur l’adhésion de la Turquie à l’UE, certains hommes politiques français, des intellectuels ont tout de même proclamé que « pour être européen, il fallait l’être depuis 1500 ans », en gros depuis le baptême de Clovis et la défense de la vraie religion contre l’hérésie d’Arius. Geste fondateur d’on ne sait quelle séparation du spirituel et du temporel, donc de la liberté de conscience, de la démocratie. De là à ce qu’Arius ait été turc, il n’est qu’un pas…
Si les mêmes propos avaient été tenus en France, ils auraient produit une définition ethnico-religieuse du Français absolument inaudible. Mais le débat européen revêt une telle importance aux yeux du politicien moyen qu’il sert de facile défouloir.
Accepter de répondre à de tels propos sans les déconstruire, en cherchant à produire ce qui dans le passé de la Turquie et de l’Empire ottoman peut légitimer un tant soit peu d’identité européenne, revient à en accepter les présupposés ainsi que les conséquences mortifères quant à l’idée même d’un projet européen démocratique et transnational.
La question de l’adhésion de la Turquie à l’UE intervient et symbolise à la fois un moment de crise dans l’histoire du projet européen. Mais qui dit crise dit opportunité.
Opportunité de poser la question des racines d’un projet européen au-delà des présupposés identitaires
Opportunité de s’extraire des représentations closes sur elles-mêmes pour poser la question des responsabilités qu’envisagent les fondateurs d’une entité politique : responsabilités humaines, humanitaires, écologiques, stratégiques…
Poser la question d’un projet au-delà d’une identité, poser celles des responsabilités au-delà des délimitations mentales et idéologiques, c’est poser celle du faire et de l’action pratique simultanément à celle de l’être.
Et c’est poser des bornes aux pouvoirs de détermination de l’histoire. L’histoire doit porter un éclairage sur le présent et l’avenir. En aucun cas se substituer au choix et à la liberté de l’acteur politique et historique.