Tout le monde me dit que je suis de nature optimiste. Dans le sens de trop naïf. Et j’ai l’habitude de prendre cela pour un compliment. Ceux qui ne sont jamais optimistes sont bien incapables de se lancer dans la moindre entreprise. Il faut bien être un tant soit peu utopiste pour parvenir à quelque chose. Mais en ce moment, il est assez difficile d’être optimiste. Nous vivons une période particulièrement néfaste. Toutes les conditions sont requises pour que nous allions encore vers le pire.
Et dans ce contexte, ce n’est pas seulement une constitution qui ne peut être élaborée. C’est même la moindre loi. Il est bien difficile d’imaginer un texte constitutionnel pire que celui concocté par la junte de 1980 (la constitution de 1982 en vigueur actuellement – NdT). Mais il pourrait bien résulter de la situation que nous vivons actuellement en Turquie.
Ne venez surtout pas me dire que, par ces quelques phrases, je viens beurrer la tartine d’une bureaucratie civilo-militaire tout entière tournée vers l’objectif d’entraver l’avènement d’une loi fondamentale axée sur l’individu et ses droits.
Et soyez-en sûrs, cette fraction selon laquelle le contexte politique naturel des années 30 est encore celui qui est le mieux adapté à la situation d’aujourd’hui sera la première à nous dire, si jamais le processus actuel venait à accoucher d’une constitution qu’il nous faudra amender : “ mais nous venons à peine d’en changer !”
L’heure est difficile. Jusqu’à aujourd’hui, notre principal problème fut celui de cette bureaucratie civilo-militaire. Une bureaucratie qui au nom de “la protection et de la préservation du pays” s’est permis d’entraver le processus qui aurait conduit le pays sur la voie de la paix et de la prospérité. Sans chercher la moindre esquisse de solution, elle a entassé les questions de l’islam, de Chypre, arménienne et kurde comme autant de cadavres dans un placard. Elle s’est felicitée d’avoir continuellement empêché de fonctionner le dynamique interne lancée d’en haut par la révolution kemaliste. Elle a empêché cette dynamique d’évoluer vers la democratie.
Elle s’est opposée à un mouvement naturel. Par des coups d’Etat et des ingérences perpétuelles. Mais la nature passe. Après chaque intervention ou coup d’Etat, ce sont les urnes qui explosèrent. Et lorsque ce phénomène acquit la régularité d’une règle, que tout coup d’Etat devint impossible, alors notre bureaucratie sortit de son chapeau un projet flambant neuf : celui de conduire par le bout du nez tout pouvoir sorti des urnes.
A qui le DTP est-il utile ?
Et ce projet lancé avec les Meetings républicains du printemps dernier est en train de porter ses fruits grâce aux inconséquences de l’AKP comme aux grandes contributions du PKK. La réaction qui n’est pas venue à cet apex de violence- plus de 30 000 morts - que nous avons connu dans les années 90 est sur le point de se produire. On est en train, dans nos rues, de répéter un probable pogrome anti-kurde. Le chef d’état-major remercie le peuple de tout son cœur pour “la sensibilité et la solidarité dont il a su faire preuve” (Radikal, 26.10.07). Nos footballeurs se rendent au palais présidentiel et Hakan Sükür (star turque du foot) prend la parole : “en tant que sportifs sursitaires à notre service militaire, nous demandons à partir comme volontaires.” (Milliyet online, 31-10).
Et c’est précisément ce contexte-là que le DTP (Parti pour une Société Démocratique, kurde -NdT) choisit pour se fendre d’un Congrès pour une Société Démocratique et demander une “structure régionale autonome”. Il revendique “pour chaque région une couleur et un symbole particulier”. Et qu’en dehors des finances, de la défense et des Affaires étrangères, toutes les administrations relèvent des régions.
Les co-présidents de ce mouvement changent. Le modéré et expérimenté Ahmet Türk s’en va.
Ici deux questions tres importantes se posent :
1) Tous ceux qui voyaient d’un très mauvais oeil le processus de légalisation de la question kurde lancée par le DTP vont se réjouir de telles revendications. Outre la question de la pertinence d’un tel modèle basque, on peut se poser celle de savoir comment le DTP s’est débrouillé pour formuler et publier un tel programme dans une telle période. Ne manquait-il plus que cela en Turquie ? Quelles peuvent donc être les intentions d’un tel timing ? S’il ne s’agit pas d’un strict sabotage de ce DTP qui aurait pu être une planche de salut pour la Turquie en apportant enfin une solution à la question kurde, alors de quoi s’agit-il ?
2) Encore, plus important peut-être : la déclaration finale de ce Congrès porte trop visiblement le sceau d’Öcalan (“Apo”, leader emprisonné du PKK -NdT). Öcalan ne cesse depuis sa cellule de l’île d’Imrali d’envoyer des directives politiques. L’une d’elles en septembre dernier concernait la tenue à Diyarbakir et Ankara de “Congrès pour une République Démocratique” (www.savaskarsitlari.org/arsiv). Celui de Diyarbakir vient d’avoir lieu. Celui d’Ankara se tiendra le 8 novembre.
Que se passe-t-il donc ? Comment les directives d’Apo font-elles pour sortir d’Imrali ? Ce ne sont pas deux lignes mais des volumes entiers. Les avocats d’Öcalan qui viennent lui rendre visite sur cette île où pas un oiseau ne vole enregistrent-ils les paroles du leader sur les dictaphones qu’ils cachent sur eux ou bien mémorisent-ils en un éclair tout ce qui sort de la bouche du chef ? Tant qu’on ne pourra pas apporter de réponse à cette question, on ne pourra rien comprendre à ce qui se trame en Turquie. Apparemment, le PKK n’est pas le seul à vouloir saboter le DTP. D’autres encore ne semblent pas souhaiter que la guérilla du PKK quitte ses montagnes. On dirait bien que se dessine ici une “union des contraires”.
A partir de là, il est clair que les affaires de tous les potentats conservateurs soucieux de s’en prendre à la notion de “Turkiyeli” (“de Turquie”, citoyenneté constitutionnelle, ou supra-identité proposée contre le modèle de la citoyenneté definie sur critère ethnique turc -NdT) seront facilitées. Désormais, suite à la réaction nationaliste provoquée par ces revendications du DTP, il sera impossible pour un bon moment de discuter d’une nouvelle constitution comme de questionner le refus de permettre une enquête sur les policiers mêlés à l’assassinat de Hrant Dink. Il sera d’ailleurs bien impossible de discuter de quoi que ce soit.
Et maintenant à votre bon cœur messieurs dames, régalez-vous jusqu’à indigestion des maximes du type “quand le pays est en jeu, le reste importe peu”.
Pas une constitution, un contrat social
Pardonnez-moi, mais dans un tel contexte, on ne rédige pas de constitution.
Quand bien même on s’y lancerait, le résultat ne pourrait être qu’un Contrat Social. Qu’est-ce à dire ? L’exact inverse de la constitution. La constitution précise comment on limite les pouvoirs de l’Etat. Son archétype en est la Magna Carta.
Le Contrat Social, quant à lui, est un concept créé pour légitimer la monarchie absolue. Son archétype en serait le Léviathan de Hobbes : l’Etat puissant prendra sous son aile protectrice tous les gens qui se lient à lui en les arrachant à l’anarchie : “trouve refuge en moi avant qu’on ne te découpe en tranches.”
C’est-à-dire de nos jours une sorte d’Etat de sécurité nationale.
C’est-à-dire le genre de dispositif de pouvoir nécessitant une “Charte politique de Sécurité nationale.” (un document deja existant et non publié qu’on appelle “la constitution cachée” en Turquie).
C’est-à-dire ce que “certains” cherchent précisément à atteindre aujourd’hui.