L’AKP, quelle épopée ! Recep Tayyip Erdoğan, le Luke Skywalker de Taksim fait sauter l’étoile noire de la mairie d’Istanbul en 1994. Moins de quatre ans plus tard, l’empire kémaliste contre-attaque et envoie Tayyip au tapis, ou du moins en prison. Puis, une fois l’alliance scellée avec Maître Yoda, c’est le retour du Jedi, enfin de l’AKP, qui prend le pouvoir en novembre 2002...
La suite, on la connaît ; neuf ans d’exercice du pouvoir ou presque, une émergence multidirectionnelle de la Turquie : économique, culturelle, sociale, internationale... Le 12 juin dernier, l’AKP a brillamment rempilé pour une troisième mandature consécutive. Tex Avery l’avait prédit, dans ce genre de configuration, c’est 1- je saute, 2- je flotte, 3- je patine en l’air pour contrer les premiers effets de la chute. Et si les apparences nous contraignaient à un petit retour vers le futur ?
1- Premier mandat (2002-2007) : L’AKP ou la révolution permanente.
L’AKP crée l’agenda. Ce premier mandat correspond à l’état de grâce. Pendant près de trois ans, il ne se refusera rien, ne reculera devant aucun obstacle. On l’attend sur la laïcité et le voile, il se bat sur l’Europe et la démocratie. En décentrement permanent, il échappe aux prises de ses adversaires, se lançant dans une impressionnante vague de réformes législatives et constitutionnelles d’inspiration démocratique et européenne ; ce sont aussi de fortes inflexions diplomatiques (sur la question chypriote, notamment).
L’AKP voue son premier mandat au lancement des négociations d’adhésion à l’UE : il décroche le fameux sésame en 2005. Il en profite pour saper en profondeur les ressorts de la tutelle militaire et bureaucratique pesant sur la société civile turque.
Dès 2005, le momentum européen cesse de jouer et l’état de grâce s’efface : les élections sont dans deux ans ; le lancement des négociations est acquis, cela suffit au bilan. Et puis, plus grave, une vague de réaction nationaliste aux réformes européennes se met à déferler sur le pays : l’AKP prend peur et marque le pas.
Les tensions culminent en 2007, mais accouchent de quelque chose de neuf.
2- Second mandat 2007 – 2011 : L’AKP surfe sur la vague.
Comme prévu, le clash a lieu entre l’AKP et l’établissement kémaliste, mais là n’est pas l’essentiel : l’année 2007 est marquée par l’irruption massive de la société civile dans le débat politique. À plusieurs reprises, les Turcs descendent dans la rue par centaines milliers pour conjurer des peurs, exprimer une révolte, exprimer un rejet, poser des valeurs et des exigences : c’est le printemps turc.
Si jusque-là, la dynamique socio-politique était externe [la contrainte ou carotte européenne] ; à présent, la demande de justice est interne et remonte de la base.
La pression européenne s’étant étiolée - Sarkozy arrive au pouvoir en 2007 -, la Turquie embraye sur un rythme plus effréné et plus chaotique encore : c’est la saga Ergenekon qui traîne des dizaines d’officiers de haut rang devant les tribunaux, l’affirmation croissante du pouvoir civil face aux militaires, l’effacement politique progressif des chefs d’état-major ; c’est aussi l’échec de l’ouverture kurde lancée par le gouvernement, mais l’ouverture d’un débat inédit sur la question kurde dans la société à travers tout le pays, la normalisation progressive du parti pro-kurde dans le paysage politique (pas judiciaire), la normalisation lente mais réelle de l’opposition kémaliste forcée de s’adapter aux enjeux portés par la société turque, la courageuse implication de la société civile sur la question arménienne...
Hormis sur la scène régionale et internationale où le ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, surprend, ne serait-ce que par son ubiquité, durant toutes ces années, l’AKP ne fixe plus un agenda qui lui échappe en grande partie. Il s’efforce cependant de suivre et de surfer sur la vague. Le parti au pouvoir n’est plus force de proposition et fait parfois office d’obstacle, tant il a peu à peu su se fondre dans le système.
Animés en 2007 et 2008, les spectres des questions constitutionnelle et kurde traversent tout ce deuxième mandat de l’AKP pour devenir les deux enjeux majeurs des dernières élections. Comment l’AKP va-t-il s’en emparer durant son troisième mandat ?
3- Troisième mandat 2011- 2015 : L’AKP saute à l’élastique ?
Avec près d’un suffrage sur deux, l’AKP est assurément la force hégémonique sur l’échiquier politique turc. Mais que reste-t-il de son hégémonie sur le plan des initiatives et des propositions ?
L’AKP touchait à trois champs thématiques. Qu’en reste-t-il désormais ?
a- Un champ thématique libéral et démocratique, tout d’abord. Mais, alors que :
la dynamique de l’adhésion européenne s’est étiolée
la tutelle de l’armée sur le pouvoir civil s’est définitivement effondrée,
l’AKP a perdu les principaux leviers de son énergie réformatrice initiale.
Existe-t-il un au-delà de la seule démilitarisation du système ? Pas sûr.
Resterait bien le thème de la réforme constitutionnelle agitée en vain et maladroitement depuis 2007 ; mais sans majorité absolue au parlement, il perd le monopole de cette initiative déjà préemptée par l’opposition kurde et kémaliste, sur des propositions concrètes et précises.
b- Un champ thématique libéral et économique de centre-droit, ensuite : demeurent en effet les thèmes de la stabilité politique et économique, comme ceux de la prospérité économique, de « l’enrichissez-vous » trouvant de puissantes justifications dans la forte croissance qui nourrit le pays depuis quelques années, et sur lequel repose solidement le dernier triomphe d’Erdogan.
Cependant, là encore, la voie d’une croissance « durable » et pérenne passe par l’obstacle de la question kurde : sans pacification sociale, « l’enrichissez-vous » est condamné au creux de la formule.
Or, sans majorité absolue au parlement, l’AKP perd à nouveau le monopole d’une initiative que la dernière campagne - très en deçà des précédentes positions du parti sur la question – a rendu bien difficile. L’opposition kurde et kémaliste relève là encore le défi et avance des propositions. Sans parler du repositionnement plus « social-démocrate » de l’opposition kémaliste qui remet en cause le dogme de la croissance à deux chiffres, ruisselant sur l’ensemble de la société !
c- Un champ thématique identitaire et conservateur de droite, enfin.
Pour se différencier, il reste encore à l’AKP les thématiques de droite dure :
la colère populiste et nationaliste que l’AKP parvient à sucer à l’extrême-droite traditionnelle. Un souverainisme étriqué qui, dans la Turquie d’aujourd’hui, sied mal aux ambitions internationales du pays ; des positionnements vecteurs d’une colère que l’AKP a su mettre en exergue en fin de campagne à mesure que ses adversaires se positionnaient plus visiblement sur les questions centrales de la réforme constitutionnelle et du problème kurde.
le vieux fond islamiste qui ne recouvre plus de dimension politique pour la très grande majorité de l’électorat turc.
Hégémonique et consolidé, le pouvoir de l’AKP n’en est pas moins concurrencé sur chacun de ses points d’appui programmatiques ; s’il a laissé filer le contrôle de l’agenda sur la précédente mandature, il en perd peu à peu le monopole aujourd’hui.
À moyen-terme, il a le choix entre :
la culture du statu quo politique et social accompagnée d’un rabougrissement sur des thématiques droitières et populistes, qui le mènerait tout droit à la marginalisation et/ou à la scission d’avec ses tendances les plus « progressistes ».
un positionnement ambitieux sur les questions dont il ne maîtrise pas ou plus seul l’ordre du jour ; ce qui le contraindrait à relever le défi de la surenchère démocratique mais le conduirait progressivement à la banalisation en tant que parti démocrate de centre-droit.
L’AKP conforte donc son pouvoir sur la Turquie actuelle. Mais İnşallah, l’alternance s’esquisse peu à peu, la première alternance démocratique en Turquie. Cap sur 2015.
Crédits photo : Naylonbrando