I have a dream. Ou presque. Le dream fou d’une droite de France régénérée par un AKP du cru et du bocage, une nouvelle droite, ragaillardie et conquérante, réformatrice et dominatrice. D’où la question : la France pourrait-elle jamais supporter ce que la Turquie endure depuis 10 ans ?
Place au rêve. « Marine Le Pen a pris le pouvoir en France. La tâche fut de longue haleine. Elle prit tout d’abord le contrôle idéologique puis politique du spectre de la droite française le plus large qui fut jamais. Il y eut l’inflexion sarkozienne dans les années 2000, de la droite républicaine vers l’extrême droite. On connut ensuite l’inflexion « rénovatrice » de Marine Le Pen vers la respectabilité républicaine. Nouvelle équipe, nouveau style, celui d’une force politique respectable et capable d’exercer le pouvoir.
L’offensive fut massive, bien structurée, tant auprès de l’opinion que du patronat, de la société civile, des médias et de Michel Drucker, que du reste de la droite. Style recadré, réformé. Le FN n’est plus anti-islam, il est laïque. Il n’est plus anti-immigration, mais pour une immigration corsetée. Il n’est plus contre « l’Europe totalitaire », mais pour une Europe des nations solidaires. Il a remisé les thèmes comme la préférence nationale, les dérapages racistes et haineux, a monté un programme de gouvernement crédible.
Le FN a ensuite lancé une OPA sur ce qui restait du club de bridge des Auvergnats islamo-incompatibles, pardon, sur les débris de la droite républicaine et un tant, soit peu, libérale, réalisant une impensable union de toutes les droites du pays. Il a initié un mouvement de masse, l’Union pour la Justice et le Progrès (UJP), un parti étendant son ombre jusqu’au centre de l’échiquier politique français dont personne ne lui disputera plus l’hégémonie pendant au moins une décennie.
Dans la déroute, la gauche tenta de s’organiser tant bien que mal, menant une opposition « virile » sur les valeurs. Elle s’opposa au FN, manqua l’UJP.
« Néo-maurrassisme »
Une fois au pouvoir, l’UJP investit la scène européenne avec un pragmatisme sans égal, un slogan qui fait mouche : l’Europe bouclier ; il faut protéger les Français en jouant de l’écu européen. Protéger les marchés européens, surveiller les frontières de l’espace européen, préserver la vie économique des perturbations financières globales, bref donner de la stabilité et faire respirer l’UE en lui donnant une autonomie communautaire, fiscale et budgétaire, authentique épine dorsale de la « solidarité des nations européennes ». La Turquie n’adhère pas à l’UE – il faut bien tenir ses promesses -, elle intègre juste la zone euro et le tout nouveau programme de défense européen…
En donnant des gages à l’extérieur, Marine Le Pen se donne les moyens d’agir à l’intérieur. On ne sort plus de l’euro, comme le réclamait haut et fort le FN. On en fait une carapace à l’extérieur, on l’assouplit à l’intérieur. On ne revient ni au franc, ni aux monnaies nationales. Se dessine peu à peu le projet politique le plus ambitieux de son mandat, celui que certains intellectuels qualifieront de « néo-maurrassisme ». Convaincue que les écarts de compétitivité entre territoires, français et européens, ne sont pas résorbables sous le régime d’une monnaie unique et sous couvert exclusif d’une politique de redistribution, même européenne, elle lance un programme à deux piliers :
Une nouvelle politique de décentralisation basée sur le découpage de bio-régions et de métropoles,
Une politique d’incitation à la création de crédits coopératifs locaux et régionaux émettant des monnaies locales, relançant des circuits courts, relocalisant une partie de la production locale.
De la préférence nationale, on est passé à la préférence régionale.
La relance de l’économie territoriale permet de faire renaître les terroirs, les particularismes… Et les racines. Tout en préservant la nature et l’environnement. Le grand chêne de Marine est inauguré dans l’ancestrale forêt de Tronçais que la droite libérale avait voulu privatiser quelques années auparavant… Quelques bio-régions d’Artois et de Picardie lancent le Franc, une monnaie locale frappée du profil de Clovis ; franc succès pour le parti au pouvoir.
La création de circuits alternatifs locaux aux circuits financiers globaux permet de rogner la finance globale en déviant une partie de l’épargne des Français, sans la combattre frontalement ; de se protéger et de créer.
L’UJP conquiert majorités sur majorités à toutes les élections.
De-ci, de-là, quelques édiles locaux issus de l’antique FN ont la mauvaise idée de vider les médiathèques municipales de toute œuvre « pédéraste » ou « juive ». De pratiquer la préférence nationale (et partisane) dans leurs politiques de recrutement du personnel municipal. Ou encore d’organiser des conférences de célèbres négationnistes. Parfois, au parlement, émerge une proposition de loi pénalisant l’adultère ou l’avortement. Autant d’événements-lapsus déchaînant à chaque fois tempête médiatique, foudres de la gauche et recadrage immédiat des plus hautes instances de l’UJP.
Prise de court par cette furie réformatrice menée sur tous les fronts, la gauche s’enferre dans l’impuissance des valeurs proclamées. Le PS, ancien parti unique de la gauche, complètement dépassé, axe son discours et son combat politique sur deux choses : les valeurs de la République (pacte républicain, égalité républicaine, laïcité, solidarité, progrès véritable, citoyenneté et identité républicaine contre le retour des particularismes locaux…)
la « dissimulation » pratiquée par les gens au pouvoir, tous issus de l’extrême droite : ils ne chercheraient à donner des gages de bonne conduite que pour se donner les moyens d’exercer un pouvoir sans partage ; ce que leur décentralisation « néo-maurrassienne » aurait d’ailleurs renforcé en faisant sauter tous les bastions électoraux de la gauche. « La droite place ses hommes et l’ordre nouveau est en marche. »
Les intellectuels, quant à eux, se sont majoritairement rangés du côté de l’opposition. Tous, sauf une poignée d’universitaires et de journalistes qui font le choix, prudent, de laisser à Marine Le Pen le bénéfice du doute, arguant des avancées notables de sa pratique gouvernementale. Tous issus de l’ancienne gauche militante, ces intellectuels, taxés de libéraux pour leur « droitisation », ont le plus grand mal à reconnaître que la voie qu’ils prônaient depuis longtemps est aujourd’hui peu ou prou ouverte par des gens avec lesquels ils n’ont aucune affinité. Et que leurs anciens compagnons de route se complaisent dans une rhétorique accusatrice et circulaire.
FIN. »
Voilà, un rêve passe. Ou presque. Remplacez maintenant UJP par AKP (Parti de la justice et du développement) et le nom de Le Pen par celui d’Erdogan, et vous obtiendrez une esquisse de ce qu’a connu la Turquie sur la dernière décennie.
Comparaison n’est pas raison, certes. Mais… En août 1996, Jean-Marie Le Pen rencontrait Necmettin Erbakan, le vieux leader islamo-fondamentaliste, pour une partie de rames sur les eaux du Bosphore. Le parallèle « réformateur » Erdogan - Marine Le Pen serait-il donc si inconcevable ?
Ceux qui, à la fin des années 1990 encore, ne juraient que par le Hezbollah et le Hamas, qui raillaient la laïcité et la souveraineté du peuple (seule celle d’Allah importe !), ceux qui se moquaient de Bruxelles pour louer Tripoli, ont conquis le pouvoir en 2002 à la tête d’un parti d’union des droites, l’AKP. Ils ont mené une politique européenne et modernisatrice qui a bouleversé le visage de la Turquie et, sans doute, le leur également.
Comment ne pas comprendre les Turcs qui parlent de « dissimulation » pour un AKP dont la seule motivation serait l’instauration de la loi islamique ? Comment ne pas comprendre leur désarroi face à un gouvernement de droite islamiste s’avérant plus réformateur et progressiste que n’importe quelle force de gauche ?
Quel ne serait pas le nôtre devant le scénario évoqué ci-dessus ? Serions-nous, chacun de nous, capable de faire la part des choses et de discerner le bien et le positif de chacune des mesures prises par l’extrême-droite ? Pourrions-nous reconnaître que ces gens, que nous taxions de racistes peu de temps auparavant, aient été capables de changer ? Ne serait-ce pas également prendre un grand risque, faire un pari, faire preuve d’un courage assez rare que de leur laisser ce bénéfice du doute ?
Mais, soyons sans crainte, tout cela n’est qu’un rêve. Si la Turquie est capable de telles mutations, la France, bien plus âgée, y semble moins disposée. Dommage ?