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Turquie, émergence et terreur

dimanche 21 août 2011, par Marillac

La question d’Orient devenue question turque se situe au cœur des interrogations qui assaillent l’Europe, voire l’Occident.

Relevons d’abord la proximité de deux notions, la Fin de l’Histoire et le Clash des civilisations. À mesure que se répand la vulgate néolibérale et « friedmanienne » selon laquelle la démocratie de marché représente le stade ultime du développement politique de l’Humanité, que l’histoire est finie, la politique achevée, les choix abolis, qu’il ne reste qu’à se plier aux lois justes et naturelles du monde, en fait du marché tel qu’il est pour le meilleur, émerge une double tentation :

- D’abord celle d’instituer l’occident démocratico-libéral comme modèle absolu et universel, situé en quelque sorte en dehors de l’histoire, dans un domaine posthistorique.
- Replacer ensuite tous les peuples n’ayant pas atteint ce degré de développement universel dans un décalage à la fois culturel et historique.

Il faut immédiatement relever le double rapport contradictoire et complémentaire qu’entretiennent ces deux prétentions : chaque civilisation se fonde sur une base culturelle pure et radicalement différente des autres. En cela, elle est dotée d’une temporalité, d’une historicité propre, irréductible au temps des autres civilisations. Pourtant, toutes ces civilisations ne sont censées viser qu’un seul et même modèle, un seul idéal, celui de la démocratie libérale à l’occidentale. Ces deux propositions sont irréconciliables : à elles deux, elles offrent le projet d’une émancipation impossible, elles incarnent cette contradiction de certains discours européens pour lesquels la Turquie doit à la fois viser les critères de la démocratie occidentale, sans jamais pouvoir les atteindre de par sa culture étrangère à ces mêmes critères... La contradiction qui affleure ici est en fait consubstantielle à une modernité européenne et occidentale qui a conçu l’histoire comme le champ de son expansion et de sa domination mondiale. Elle est en quelque sorte la double annonce d’un progrès et d’une domination. Le fait qu’aujourd’hui, au travers de leurs processus d’émergence, certains pays non occidentaux, dont la Turquie, relèvent le défi de l’émancipation, ravive le contraste de cette contradiction : ils prennent au mot les occidentaux sur l’universalisme de leur promesse de progrès et d’émancipation de toute forme de domination, y compris occidentale.
Dans cette perspective, il devient clair que cette réaction néo-conservatrice à deux piliers consiste en une tentative de défense immunitaire et identitaire occidentale.

Cette réaction identitaire et immunitaire survient non seulement en réponse à l’émergence de possibles concurrents à l’Occident en termes de pouvoir et d’influence mondiaux, mais surtout, et c’est là que nous touchons à quelque chose de plus grave et de plus irrationnel, au risque d’effondrement complet du paradigme historique occidental, vieux de près de cinq siècles. L’Europe et l’Occident réagissent ici au risque d’une ère post-historique qui, pour eux, équivaut aujourd’hui, soit à l’illusion du confort consumériste, soit au néant. Ère post-historique venant conclure le mouvement de l’histoire pensé en tant que conquête du monde, tant dans les représentations, les média et les cartes notamment, que dans les échanges et les flux financiers. Non pas fin des temps, mais fin de l’histoire conçue comme extension des formes de la domination européenne et occidentale à l’échelle du monde.
Dès lors, dénier aux pays émergents le droit et la possibilité d’atteindre l’idéal de développement occidental, c’est recréer un décalage temporel, civilisationnel, et de fait, redonner à ces peuples-là la dimension d’un parcours historique : à mesure que l’Occident achève ou prend conscience qu’il a achevé cette histoire qui, pour lui, s’identifiait, depuis 1492, à la conquête de la totalité du globe, il éprouve la nécessité d’en recréer une répétition mineure, pour reprendre du souffle, gagner du temps. Gagner du temps sur quoi ? Sur l’effondrement qui précède l’émergence de tout nouveau paradigme. Et à l’échelle de l’histoire humaine, cet effondrement peut durer quelque temps, voire quelques siècles.

« Si l’histoire nous échappe, si nous sommes adossés à cette situation – la démocratie de marché - qui est la meilleure de toutes, alors recréons un succédané d’histoire – celle de l’expansion, impossible, du modèle libéral -, et sa fin programmée se fera moins pressante, moins urgente. »
Voilà une répétition maladive de l’histoire, la mise en scène d’une triste comédie. Pourquoi ? Tant que les figures de l’autre restent plongées dans cette histoire qu’on leur destine comme par nature, alors la parenthèse de la fin de l’Histoire peut se maintenir, l’Occident peut maintenir son point d’orgue, sans être contraint de replonger fatalement dans un devenir, un ailleurs, un lendemain qui ne serait plus l’Histoire telle qu’il l’a pensée depuis plusieurs siècles. Lorsqu’à Dakar, en juillet 2007, Nicolas Sarkozy se ridiculise devant toute l’Afrique en énonçant que « l’homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’Histoire », au-delà de la triste révélation quant à l’état intellectuel consternant de certaines « élites » françaises, ne peut-on pas rattacher cette suffisance à une volonté presque puérile de se protéger contre quelque chose de terriblement oppressant que porte notre époque ? Tant que les Africains ne sont pas entrés dans l’Histoire, c’est que celle-ci existe toujours, semble-t-il tenter de se convaincre lui-même.

Car le pire, en définitive, ne serait-il pas que le clash des civilisations n’ait pas lieu, que les peuples « inférieurs » et « sous-développés » refusent le temps historique qui leur est ici généreusement alloué par le conservatisme occidental et que l’Occident se retrouve acculé au mur branlant du modèle qu’il a universellement institué et qui, faute de distance historique, menace effondrement : ce serait l’effet boomerang du choc et de l’effroi (shock and awe) bushiste et néo-conservateur. Terriblement ironique ou cruellement révélateur ?
C’est là sans doute qu’est tapi le véritable cauchemar qu’inspire une Turquie émergente et frappant à la porte de l’Europe. Notre histoire serait-elle donc achevée ? Et la bulle de sens qu’elle donnait aux existences, aux institutions comme à nos modes de pensée va-t-elle aussi finir par crever ? Telle est sans doute la plus grande des incertitudes. Et certainement ne faut-il pas voir que le simple hasard dans la coïncidence entre le printemps arabe de 2011 et le premier acte de terrorisme « européen » accompli au nom de la préservation de la « civilisation européenne », en Norvège, en juillet 2011. Des peurs se multiplient et se propagent sur le continent. On parle d’invasion. Elle est vécue telle une infection et concerne, en réalité, la mutation des systèmes identitaires ou immunitaires. Antonio Gramsci nous avait prévenu : « L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans le clair-obscur surgissent les monstres. »

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