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Turquie : de quoi le zombie est-il le nom ?

dimanche 9 janvier 2011, par Marillac

Si l’Ours d’or décerné à Semih Kaplanoglu pour Miel fut l’événement de l’année cinématographique 2010 en Turquie, on notera qu’elle fut également marquée par la sortie du premier film de zombies, de réalisation et de production turques : Ada, l’île ou la noce des zombies. Réflexions sur le zombie...

Le synopsis est des plus simples.

Avec quelques vieux amis, Erhan se rend sur l’une des îles aux Princes, Büyükada, au large d’Istanbul, pour assister au mariage d’une de ses connaissances. Il part équipé d’une caméra numérique censée lui permettre d’immortaliser l’événement. Et c’est par ce regard très subjectif, au cœur de l’action, que vont se déployer toutes les horreurs du film. Si tout semble très normal dans un premier temps, les convives sont victimes d’une inattendue et massive attaque de zombies. L’île se recouvre de sang.

Trame ultra simple, thème mythique du genre de l’horreur depuis Matheson et Romero, Ada ne marque pas un renouveau du genre.
Cependant le croisement des thèmes qu’il opère, non sans humour et distance, n’est pas anodin dans le contexte turc de la fin des années 2000. Relevons quelques points :

- La claustrophobie liée au thème de l’île qui évoque à la fois la sensation et la peur de l’enfermement, comme la possibilité et la nécessité d’un ailleurs, d’un nouveau souffle qu’on ne peut malheureusement prendre qu’en se jetant dans le grand vide de l’eau.

- Le regard dévastateur, indifférent et lointain de l’autre, que symbolisent les projecteurs braqués sur les zombies et les humains par les hélicoptères survolant l’île. En mars 2003, lorsque le parlement turc refusa de laisser passer les troupes américaines par la Turquie pour aller attaquer l’Irak, le président de l’assemblée nationale, Bülent Arinç (AKP) eut le mot suivant : « Big brother a beau nous regarder, voici la décision du Parlement. » Derrière le masque de l’ironie, perçait une réalité de moins en moins incontournable pour une Turquie de plus en plus ouverte et en prise sur cette globalisation symbolique et médiatique : il est un regard, un point de vue et un jugement - ne serait-ce qu’européen, dans le cadre des négociations d’adhésion - sans cesse plus présent dans les préoccupations politiques et sociales turques. « Big Brother » surveille, certes, mais son regard n’est pas neutre et commande une mutation de la société qu’il scrute, à commencer par le regard qu’elle porte sur elle-même.

- L’angoisse sécrétée par le zombie procède pour une part de cette peur de la morsure et donc de la contamination : elle fait référence à la contagion de la violence sociale mimétique, du sang appelé par le sang, de ce cauchemar conjuré par le sacrifice dans les sociétés primitives et par le système judiciaire dans les nôtres. La question de la justice n’est-elle pas la question centrale des débats les plus marquants en Turquie aujourd’hui ?

- L’horreur véhiculée par le zombie s’appuie sur la peur de ce qui ne vit pas mais ne meurt jamais, de ce qui n’est pas mais qui existe, de ce qu’on ne voit pas mais qui nous fait tout voir, bref sur ce qu’on appelle un traumatisme.
Si les peurs, les angoisses multiples et protéiformes furent l’un des éléments déterminants de l’histoire politique turque dans la première partie de la décennie 2000, signe de profondes métamorphoses (prise de pouvoir de l’AKP, réformes pro-européennes majeures et rapides, mutations stratégiques profondes, émergence des différences...), l’apparition de l’horreur sur un écran turc, et donc sa mise en scène, sa mise à distance témoignent sans doute de ce que la société turque s’est préalablement approchée du sentiment de l’horreur, celui qui sous-tend les angoisses, avant d’opérer une catharsis collective, moment d’un basculement historique. Il ne serait pas surprenant que cette inflexion décisive se soit produite en 2007.

- Le zombie n’est ni un vivant, ni un mort, mais un non-vivant, un monstre, une autre forme de vie, le signe d’une nouveauté certes monstrueuse, mais concrète et efficiente. Et comme ces centaines de milliers d’ordinateurs zombies qui effectuent des cyber-attaques coordonnées en une fraction seconde, il est dans la société turque toute une galaxie de processus zombies, ni tout à fait conscients, ni tout à fait inconscients, mais cependant bel et bien actifs et à la source même de cette dynamique interne qui a remplacé la dynamique externe de l’adhésion à une UE « zombifiée »... Les fondateurs de l’AKP aspiraient à la loi de l’islam et des processus zombies les font contribuer à la sécularisation de la société ; l’armée vise le coup d’Etat et contribue à démilitariser le système...

Voici donc les zombies et tout autant de thèmes exploratoires dont le tissage laisse se dessiner les contours de cette seconde révolution modernisatrice à laquelle la société turque se confronte depuis le début des années 2000 et qui, après la révolution kémaliste qui fonda l’Etat-nation dans les années 1920, tend à instituer cette entité nouvelle qu’est l’individu pour la Turquie. Une révolution individuelle qui ne va jamais sans la dimension fantastique, celle de la mémoire et du rêve. Mais attention : d’autres processus zombies pourraient faire de cet individu un assemblage inédit...

Souvenons-nous également qu’avant la sortie de Ada, le Romero turc n’était autre que Baskin Oran, politologue à ses heures mais aussi chasseur et pourfendeur des zombies que constituaient à ses yeux les grandes questions sociales et politiques qui ne cessaient de hanter la Turquie : la voile, les questions kurde et arménienne... Depuis c’est une autre génération de processus zombies (sécularisation, individuation...) qui s’attaque à ces vieilles formes zombies. Il était plus que temps que le cinéma se penche sur la question.

Suivons donc les zombies : c’est sur leurs traces que s’opèrent les véritables mutations de la Turquie contemporaine.

— -

Directed by
Murat Emir Eren
Talip Ertürk

Writing credits
(in alphabetical order)
Murat Emir Eren writer
Talip Ertürk writer

Cast (in alphabetical order)
Serhan Alben
Ozan Ayhan ... Murat
Gülüm Baltacigil
Taner Birsel

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