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Turquie : d’où les militaires tirent-ils tant d’audace ?

dimanche 2 janvier 2011, par Baskın Oran

Par trois fois, le jour du vendredi, en utilisant les armes que leur avait données l’Etat, ils ont commis un coup d’Etat. A la première occasion, le peuple leur a administré une claque : le 27 mai (1960) avec le parti de la justice, le 12 mars (1971) avec le CHP et le 12 septembre (1980) avec l’ANAP. Nous nous sommes dits qu’ils en avaient alors tiré une leçon, mais voilà qu’avec le site Internet qu’ils avaient fondé sur le budget que leur avait alloué l’Etat, ils ont commencé à émettre “les déclarations du vendredi saint”. Bien évidemment, pour le même résultat : le 28 février 1997 conduisit à la claque de l’AKP en 2002 et le 27 avril 2007 à un nouvelle, plus forte, de l’AKP.

On s’est dit, cette fois, c’est bon ils ont compris, mais non ; prétextant du bilinguisme invoqué par les Kurdes, ils se sont ingérés dans les affaires de l’Etat. Et jusqu’aux élections du printemps 2011, ils devront se coltiner non seulement la pétition que nous avons lancée, mais surtout notre « dénonciation » [1]. Nous irons jusqu’au bout, jusqu’à ce que ces militaires soient condamnés selon leur propre loi : “ de 1 mois à 5 ans “ de prison, selon les alinéas C et E de l’article 148 du code pénal militaire. En outre, précisons tout de suite entre parenthèses – histoire que la faute ne nous soit pas attribuée – que, dans la musette, nous avons aussi ceci :

“L’article 311 du code pénal turc (alinéa 1) : les personnes qui, en ayant recours à la force et à la violence, tentent de dissoudre l’assemblée nationale, d’en réduire ou d’en entraver le plein exercice de ses pouvoirs seront punies d’une peine d’emprisonnement à perpétuité alourdie.”

Avec qui dansons-nous ?

Les coups d’Etat militaires sont principalement vecteurs de deux calamités :

1) “Renverser la marmite” à la façon des janissaires de l’Empire ottoman qui se révoltaient pour imposer leurs vues, forcer le jeu par les armes ou par une déclaration, cela revient à détraquer la dynamique sociale interne du pays.

2) Un coup d’Etat initie un cercle vicieux pour le moins funeste : les groupes sociaux qui en essuient le coup le plus violent sont marginalisés, ils se radicalisent, ce qui, en conséquence, ne fait qu’apporter de l’eau au moulin de la paranoïa et donc des militaires. On leur inocule le virus de nouvelles aventures. Sans parler, bien évidemment, de ceux qui leur font la claque et les portent à des audaces redoublées.

Mais penchons-nous un peu sur cette seconde calamité. Sans même invoquer ce CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste, principal parti d’opposition aujourd’hui), perdu sur la planète Pluton et qui n’a entendu parler ni de notre pétition, ni de notre « dénonciation », jetons donc un oeil à certains éléments :

1) Les “gauchistes – anti-impérialistes”, microscopiques et lanceurs d’œufs [2] : parce qu’ils n’ont pas entendu parler d’une chose appelée liberté d’expression, ils l’empêchent dans les universités même. Préparez-vous donc à d’inédits spectacles navrants éloignant le peuple des étudiants, le rapprochant des putschistes.

2) L’AKP : prenons garde que ce courage qu’ils attendent, nos pustchistes ne le trouvent pas chez un très menaçant président AKP de l’Assemblée nationale : “si les Kurdes du BDP persistent et signent sur cette question de la langue, il faudra qu’ils en supportent les conséquences ” ? Ce même AKP qui publie une contre-déclaration contre des militaires prêts à le “purger du système” et qui, quand tu te fends d’une « dénonciation » contre l’armée, ne trouve qu’un de ses membres (H. Yazıcı dans le journal Vatan du 18.12.10) pour faire la moue : “ce n’est pas chic !” Le reste, d’un souffle, a pris la poudre d’escampette.

3) La justice : continuons à inventorier les sources de l’audace... Le procureur de Diyarbakir ouvre une enquête au sujet de ce Congrès sur l’autonomie démocratique qui a suscité tant de débats divers et variés. Le premier procureur de la Cour de Cassation, A. Yalçinkaya lance une enquête pour déterminer s’il existe un lien entre le Congrès pour une Société Démocratique et le parti (pro-kurde) pour la Paix et la Démocratie (BDP). Comment pourrais-je mieux vous montrer le parallélisme existante entre l’armée et la justice ? Par une anecdote historique ? Allez, c’est l’histoire de Bekri Mustafa [3] qui passait par là et qu’une personne qui ne le connaissait pas prit par la manche et obligea à faire l’imam pour un enterrement à la mosquée de Yeni. Se penchant vers le défunt, Bekri lui murmura à l’oreille : “ si de l’autre côté, on te demande comment va Istanbul, dis-leur qu’on m’a fait imam, ils comprendront de suite.”

Mardi 21, la 4e cour pénale de Diyarbakir a condamné à 10 mois de prison chacun messieurs Ensarioğlu et Bedirhanoğlu, deux représentants des hommes d’affaires kurdes qui produisent le discours alternatif le plus pertinent et le plus solide à celui du PKK. Ils ont été punis pour slogans et chansons en langue kurde lors du meeting “Oui à une paix dans la dignité” auquel ils avaient participé. Cela devrait suffire à vous faire comprendre la suite.

4) Mes frères du BDP : je soutiens totalement cette autonomie des provinces qu’envisageait déjà la constitution de 1921, le plurilinguisme municipal, comme l’emploi de la langue kurde pour toute une signalétique locale. Mais il est absolument certain qu’ils n’auraient pas pu trouver meilleure méthode pour exciter encore un peu plus la paranoïa ambiante en Turquie que de parler d’une “force d’auto-défense”. (Enfin, toujours est-il que c’est sur ceux qui les ont poussés à de telles extrémités en pénalisant l’emploi de leur propre langue dans l’espace public que retombe la responsabilité et la honte aujourd’hui !)

5) Certains autres, du peuple. Cette dernière catégorie se divise en deux :
a) ceux qui ont des intérêts communs avec l’armée ; leur réaction est normale ;
b) ceux qui récitent par cœur ce qu’ils ont toujours appris. De l’un d’entre eux, j’ai reçu un e-mail fleuve de la lointaine Amérique :

“Et s’il n’y avait pas eu tous ces petits soldats ?”

“(...) J’envoie si je peux atteindre, pas seulement comme vous les pro-Damat Ferit [Premier ministre ottoman tenu pour responsable du Traité de Sèvres qui dépeça l’empire, ne laissant aux Turcs qu’un résidu d’Anatolie, note de l’auteur] la saloperie de traître à la patrie, vos autres copains et les autres clébards qui sont sur la plainte que vous avez signé (...) Qui sont ces chiens vendus de f... de p.... qui ont porté plainte contre l’explication en lien avec notre vision nationale faite par notre état-major général vendredi dernier ? (...) Je vous ai tous recherchés sans flemmarder, c’est tout la même chose anti-nationaliste, pro-musulman et antimilitariste, anti armée.

Et merde, chien vente sans honte, tu t’es bien regardé, hein ?? Si y’avait pas eu tous ces petits soldats, ces petits Mehmet, si y’avait pas eu Atatürk et notre armée Générale, ensemomant à Izmir les cloches du dimanche sonneraient à mardin à mersin les cloches sonneraient nos officiers martyrs le dernier mot de nos soldats vive la patrie et leur éthique ce sont les prières. Et merdre, slauds, vous êtes qui vous pour essayer de montrer notre Armée anti-musulmane. Dis une chose, une seule chose, bon sang, à tes maîtres à ceux qui tiennent ta laisse à tes amis je donnerai mon adresseaussi retirez vos mains qui sont sales de dessus mon pays et mon peuple !!!. Je te jure que jusqu’à la fin de ma vie je me battrai contre des traîtres, des vendus comme vous, des sans honneur (...) Jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule tête sur vos épaules jusqu’à ce que mon pays soit complètement indépendant !!!! (...) Vous avez fit beaucoup depuis toujours mais vous n’êtes pas arrivés on a pu presque s’effondrer 16 fois la dix-septième nous mettrons notre pays et notre peuple en ordre !!! Et vous aussi !

Lorsque répondant sans paresse...

Il attend des insultes en réponse parce que c’est de cela qu’il veut se nourrir, mais vous répondez longuement et calmement, ça le touche profondément et soudain, il se met à vous envoyer des “mon cher professeur”. Vous lui demandez alors : “ Avez-vous lu “Diyet” d’Ömer Seyfettin [Cette nouvelle raconte l’histoire d’un forgeron dont le bras droit que la justice voulait amputer, est “racheté” par un riche. Ce dernier le lui rappellant, sans cesse, alors le forgeron coupe son propre bras et le jette au visage du riche, note de l’auteur], le plus nationaliste de nos écrivains ?” Bien sûr, il n’en a jamais entendu parler. Mais – combien d’années faut-il pour un tel par cœur ? - il résistera, poursuivra sa récitation :

“(...) Se plaindre de l’état-major général ça veut dire quoi, mon chef professeur, je n’y comprends rien nos professeurs nos personnes éclairées, nos gens qui ont progressé pourquoi ils font des choses pareilles ceux-là ils soutiennent tous l’AKP.(...) Pardon pourquoi vous ne vous en prenez pas, non pas à l’armée, mais tout d’abord, au leader qui est le commandant en chef de cette armée et à celui qui la dirige qui la tient dans sa paume, Erdogan ? (...) Vous pourriez vouloir non une Armée Turque couverte d’honneurs dans notre pays mais une armée divisée en deux islamo-laïque ou Turc-Kurde.

Je ne comprends pas mon cher professeur comment cela se fait il vous ne vous en prenez pas à la tête de ces institutions qui sont l’Etat gouvernement, mais à notre Armée ? (...) l’armée a toujours raison parceque c’est l’état qui les dirige et qui les a mis là.L’assemblée. Ceux qui ont Elu Mustafa Kemal ! Par dessous on fait critiquer l’armée à notre peuple et de vous vous en êtes une partie !

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Notes

[1Le 20 décembre dernier, un petit groupe d’intellectuels a « dénoncé » auprès du parquet d’Ankara la dernière ingérence de l’armée dans les affaires civiles et politiques du pays, NdE

[2Les universités turques ont récemment été le siège de protestations étudiantes prenant la forme de jets d’œufs sur des intervenants ; il est également toute une gauche qui, persuadée que la gauche signifie se débarrasser de l’AKP, croit au progressisme des militaires et pense que lancer des œufs pour empêcher la libre expression ne constitue pas un acte de violence, précise l’auteur

[3personnage historique anonyme, incarnant la figure de l’ivrogne, note de l’auteur

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