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Turquie : ces failles si humaines

jeudi 20 septembre 2007, par Baskın Oran

De nos jours, les spécialistes des tremblements de terre sont à la recherche de solutions rappelant « le Chêne et le Roseau » de La Fontaine : au lieu de construire des murs aussi solides que de la pierre, ils les préfèrent flexibles. Afin que ceux-ci soient encore plus mobiles, il leur arrive de les placer sur des rails.

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Murat Belge le relate dans ses notes de voyage : afin d’éviter les catastrophes d’un éventuel tremblement de terre, le gratte-ciel le plus haut de San Francisco (Transamerica Pyramid ; 260m.) a été placé sur d’énormes cylindres, lui permettant ainsi un mouvement d’aller-retour : c’est ce qui le sauva du séisme survenu en 1989 (Başka Kentler, Başka Denizler-2”, İletişim Y., 2007, s.47).

En fait, la solution la plus radicale afin d’éviter qu’une faille énorme n’entraîne un séisme catastrophique tous les cinquante ans serait sans doute la suivante : il suffirait de faire en sorte qu’elle s’étire en une suite de petites cassures qui permettraient aux plaques tectoniques de s’ajuster l’une à l’autre en douceur. Si la technologie réussit un jour à maîtriser un tel placement alors le fond du problème sismique sera résolu.

Certains pays n’ont pas de chance : ils reposent sur des failles à la fois tectoniques et humaines.
Leurs fondateurs ne peuvent trouver de solutions aux premières, mais essayent, malgré tout, de régler les secondes : ils tentent de placer sous contrôle leurs bases sociales à fort potentiel sismique en reprenant les législations des pays développés. Cela porte un nom : La Révolution par le haut. Or, le plus important vient ensuite. Si après avoir placé le processus sur les rails de la « civilisation », ils se permettent inopinément, et ce même si l’on n’est pas sorti du système, d’intervenir à tout de bout de champ pour l’interrompre, alors ces révolutionnaires par le haut compromettent leurs propres réalisations :

- 1) Prendre la société pour un enfant retarde son développement

- 2) La formulation de solutions consensuelles et durables peut être éternellement empêchée.

- 3) Le « syndrome du seul juge et arbitre » peut petit à petit se transformer en une « psychose de la transgénèse ». Et par conséquent empêcher nos « révolutionnaires par le haut » de se rendre compte des mutations qui s’opèrent sur le lieu même de la faille. Ainsi peuvent-ils ne pas s’apercevoir qu’ils ont pris un retard conséquent. Ils peuvent ne pas prendre conscience de que ce besoin d’intervention perpétuelle ne provient en fait que de leur mépris à l’endroit de leur propre société mais aussi de la peur de perdre des avantages. Afin d’apaiser leur conscience ils peuvent expliquer tout par leur amour de la patrie et de la nation. Si ce dernier but n’est toujours pas atteint, ils peuvent devenir alors plus agressifs.

- 4) La satisfaction artificielle tirée de toutes les entraves aux petits séismes peut empêcher le développement de solutions plus flexibles et donc durables.

- 5) Et au final, par la grâce de Dieu, ce sont de véritables cartons d’invitation qui sont lancés à l’endroit du séisme maximum. Et des bâtiments susceptibles de résister à de telles secousses ne peuvent relever que du rêve.

Deux failles turques

La Turquie, depuis sa fondation, est structurée sur deux grandes failles : l’Islam et la question kurde. Malgré les résultats insatisfaisants dus à une polarisation nationaliste, la société turque a quand même pointé vers les deux « un bout de solution » lors des élections du 22 juillet dernier :

- 1) Elle a mis au pouvoir (c’est-à-dire placé à l’intérieur du Système) ces hommes de l’AKP qui commencent à devenir bien vite des musulmans-démocrates en s’orientant résolument vers le centre.

- 2) Elle a fait entrer à l’Assemblée (c’est-à-dire dans le Système) les Kurdes de façon à les doter d’un groupe parlementaire.

La seule chose que peuvent faire les « Révolutionnaires par le haut » est de contrôler si le jeu se déroule selon les règles :

- ce qui revient à dire de voir si l’AKP et le Président Gül vont être des « musulmans pour leur propre compte » ou bien de véritables laïcs / libéraux.

- et si le DTP (Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde) se placera sur une ligne nationaliste kurde ou bien sur un engagement en faveur d’une citoyenneté constitutionnelle dans le cadre de la République de Turquie.
Observer tout ceci et s’il le faut, réagir de manière démocratique. Et non pas mettre des bâtons dans les roues du Système, fondé il y a près de 84 ans, par cette même révolution par le haut.
Celui qui tente de faire agir ces bâtons se « bastonnerait » lui-même dans une telle situation de légitimité.
Les boycotts du CHP ne sont tout au plus qu’anecdotiques, mais son imitation par l’armée pourrait causer beaucoup de torts au pays. Même et surtout à l’armée. Comment maintenir une telle attitude quand le pouvoir peut se prévaloir d’une telle légitimité populaire ?

Pour éviter le Grand Seisme est-ce une solution que de d’attaquer l’AKP qui, a son tour attaquera la municipalité kurde (DTP) de Diyarbakır (Sud-Est) qui mordra a l’hameçon et continuera une absurde polémique ? [l’AKP, sous pression de l’armée, avait ouvert une polémique avec le maire de Diyarbakır qui avait répondu : « Je suis prêt a la guerre ; Diyarbakır est une forteresse » signifiant que l’AKP discriminait sa municipalité et qu’il résisterait]

Serait-ce cela l’ultime manifestation de la philosophie qui inspire cette formule devenue célèbre sous la plume des militaires au printemps dernier : « celui qui ne dit pas ‘Qu’il est heureux qui dit : je suis un turc’ est un ennemi et le restera » ?

A leur réception du 30 Août dernier, l’armée a refusé d’inviter les députés du DTP et le seul représentant de la gauche Ufuk Uras. Pour quel motif ? Les députés sont-ils élus par le peuple ou par l’armée ? De quel droit ? L’argent de cette réception n’a-t-il pas été prélevé du peuple qui a élu ces mêmes députés ? Le vote du peuple aurait-il si peu d’importance ?
« Si l’Armée avait connu le résultat du scrutin, ils auraient empêché les élections de se dérouler » : telle est l’idée qui se dégage de ce tableau.
Pour une Turquie ayant connu un passé aussi démocratique mais aussi pour une armée ayant donné tant d’importance à la légitimité, tout ceci n’est qu’un grand gâchis.

Laissons tout cela de coté. Le fait que le mouvement kurde agisse encore dans les montagnes ne provient-il pas de son exclusion de l’Assemblée (et donc du Système) ? Nous avons oublié le nombre de partis politiques fermés par le Tribunal Constitutionnel depuis que dure la question kurde. De plus, beaucoup de ces partis n’étaient pas kurdes. Toutes ces décisions du Tribunal, excepté celle concernant le TIP (Parti des Travailleurs de Turquie) - car elle était antérieure a la reconnaissance interne de la compétence de la Cour de Strasbourg -, ont été condamnées par la Cour européenne des Droits de l’Homme.

Toutes ces discriminations sont-elles synonymes d’amour de la Turquie ?

Mais alors quelle sera notre réponse lorsque nous traiterons les Kurdes de séparatistes et qu’ils répliqueront « le véritable séparatisme est celui que vous nous avez fait subir » ?

L’explication donnée par Ilker Başbuğ, commandant de l’armée de terre est encore plus invraisemblable : « ils ne considèrent pas le PKK comme un mouvement terroriste. Comment pouvons nous les inviter ? ».

Et si les Kurdes se levaient et nous demandaient de dénoncer le Général Altay Tokat comme terroriste pour sa déclaration suivante : « j’ai fait poser des bombes dans les maisons respectives du juge et du procureur de la Republique pour qu’ils restent au pas » (Aktüel, 02.07.06).

Ou encore le General Sabri Yirmibaşoğlu pour sa phrase concernant le 6 et 7 septembre (pogroms contre les chrétiens d’Istanbul) « quelle excellente organisation ce fut, n’est-ce pas ! » (F.Güllapoğlu, Tanksız Topsuz Harekat).

Le conflit ne risque-t-il pas de ne jamais prendre fin ?

Et le Général Basbug de poursuivre sur sa lancée : « Écoutez. Imaginez que nous les ayons invités et que ce soir, il se soit passé quelque chose qui aurait tué un de nos soldats. Comment pourrions-nous expliquer cela ? Vous trouvez cela logique, non ? »

Non. Je ne sais pas si le fait de ne pas avoir invité le DTP ce soir là a garanti la survie de nos soldats ou si, au contraire, il a permis le renforcement du nationalisme kurde.
A la suite de ces discussions, de jeunes soldats avaient répliqué : « il y a beaucoup de gens ici qui ont perdu leurs fils ou leurs proches à cause du PKK. Et si l’un d’entre eux s’attaquait aux membres DTP, que ferions-nous ? » (M.A. Birand, Posta,01.09.07).

Les députés du DTP ont affirmé qu’un gaz toxique aurait pu être utilisé à Şırnak (Bianet, 31.08.07). L’Armée et certains journalistes ont réagi. Pour ma part, une autre nouvelle a attiré mon attention : Zeki Bingöl, lieutenant ayant participé à l’opération « Retour à la vie », du 19.12.2000, dans la prison de Bayrampasa, a affirmé sept ans après les faits que le premier coup avait été tiré par les gendarmes et que des « bombes ressemblant à de petites balles en plastique » dont l’incendie était incontrôlable avaient été lancées dans les dortoirs (Radikal, 31.08.07). Et si cette affaire n’est éclaircie que dans sept ans ?

Je le répète : la solution à ces deux grandes failles est entre nos mains. S’il vous plait, ne sacrifions pas notre avenir à des blocages dont nous connaissons le résultat depuis 84 ans.
Ne voyez-vous pas que les failles mêmes vivent en leur sein des séismes ? Les islamistes commencent a prendre l’habitude des bains de mer et on les traite de « traînées ». Quand on parle du “mouvement kurde” aujourd’hui, on parle d’au moins six courants différents. Le DTP est en grande difficulté. Faites semblant de ne pas voir tout cela ; mais ne venez pas me dire que vous aimez ce pays.

Les événements de Gül et du DTP sont de véritables dons du ciel car cela signifie que petit à petit les failles commencent à s’ajuster et que le grand séisme est en mesure d’être évité. Regardez et voyez, parbleu !

- Traduction pour TE : Julie Alev Dilmac

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