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Sois le bienvenu parmi nous Atatürk !

vendredi 14 novembre 2008, par Baskın Oran

Can Dündar, journaliste et homme de télévision turc, vient de réaliser un film sur la vie d’Atatürk, intitulé « Mustafa ». Sa sortie ne va pas sans polémique. Baskin Oran analyse le phénomène.

On comprend pourquoi personne n’a jamais réalisé de fim sur Atatürk. Parmi les messages qui circulent sur Internet, l’un commence ainsi “Can Dündar (récent réalisateur du film “Mustafa”, NdT) en tant qu’Arménien...” puis un autre enchaîne : “de grâce, n’y conduisez surtout pas vos enfants. Vous aussi, n’y allez pas”. Enfin il en est une qui donne une idée de la dimension du phénomène : “ il est un Mustafa Kemal Atatürk que je connais, qui est mien et celui-ci, ni Can Dündar, ni son Dieu lui-même s’il le décidait ne pourrait m’en priver.”

Cela fait un bout de temps que j’ai vu ce film intitulé “N’y conduisez pas vos enfants”. Et je le vois chaque année. Chaque année, ce sont les étudiants de deuxième année à Sciences Po qui lorsque l’on parle des qualités d’Atatürk ne peuvent croire ce qu’ils entendent quand je leur dis qu’un jour au retour de l’école il avait trouvé un beau-père a la maison. Ils se regardent les uns les autres.

Si je dis que cela fait longtemps que j’ai vu ce film, je fais référence à quelque chose de plus marquant encore. 1996. On m’avait invité à donner une conférence au collège américain d’Izmir dont ma soeur décédée l’année dernière était la présidente de l’association des anciens élèves. Au cours de mon intervention, comme si j’avais su ce qu’il en serait aujourd’hui même, j’affirmais que la totémisation dont Atatürk faisait l’objet ne pouvait qu’être préjudiciable à ce grand homme :

On nous a raconté un Atatürk avec une voix stentor, avec une taille de géant. Voilà l’image qu’on a formée dans nos esprits. Maintenant si un enfant qui l’entend prononcer son discours de la dixième année (en turc, Nutuk, NdT) connaît une véritable déception, est-ce une bonne chose ? Et s’il apprend jamais que sa taille n’était tout au plus que moyenne et que c’est la raison pour laquelle sur toutes les photographies on peut le voir un pas en avant des autres, n’est-ce pas l’image d’Atatürk ainsi que le kémalisme qui y est lié qui risquent de souffrir ? Y a-t-il une logique à nier l’humanité d’un grand homme ?

Ce jour, il se produisit successivement deux choses. Un parent d’élève s’est levé alors que je parlais : “ et vous Monsieur, vous n’êtes pas parmi les plus grands !” a-t-il lancé avant de quitter la salle à grand bruit.
C’était comique. L’assistance s’est d’ailleurs fendue de quelques rires. Ce qui suit fut tragique et nous ébranla quelque peu. Une élève assise s’est levée et s’est adressée aux parents comme aux professeurs présents : “ comment nous avez-vous raconté Atatürk pendant des années ! Comment avez-vous pu faire ça ! Comment nous avez-vous trompés !” a-t-elle crié en sanglots.
Depuis ce jour, je n’ai plus accepté la moindre conférence en lycée.

Faiblesses humaines, leader politique

Vous avez sans doute vu le film. Ou alors encore mieux, comme tous ceux qui le critiquent le plus, vous vous êtes faits votre propre idée en lisant ce qu’on a pu écrire dessus.

Le grand leader dans sa jeunesse lorsqu’il arrive en ville pour le première fois se livre aux plaisirs qu’elle recèle. Il se consacre un peu moins à ses études. Lorsque la chandelle vient à s’éteindre, il demande au soldat de trouver une solution parce qu’il “ne peut pas dormir dans le noir”. Il fait tomber l’ouverture du Parlement en 1920 un vendredi : il fait produire la barbe du prophète (relique musulmane) et fait reciter le Koran à la préfecture. Lorsqu’il maîtrise la situation, il fait le contraire :
L’islam a ramolli les liens qui unissent la nation turque ; il a endormi les sentiments et l’enthousiasme nationaux.” Il flatte tour à tour les soviétiques et les Kurdes : “mes frères musulmans, mes camarades communistes ! Dans un avenir proche, l’islam uni au communisme prendront leur revanche !

Il pleure souvent. Il se plaint de n’avoir pas su “gérer une femme”. Il explique des années après les raisons de la brièveté de son allocution lorsqu’il est pour la première fois élu Président de la République : “ Je venais de me faire enlever des dents. Et lorsque je parlais les nouvelles produisaient un sifflement ou menaçaient de tomber.”
Il anéantit toute opposition. Partout il fait ériger ses statues. Sa parole a force de loi.
Il devient d’autant plus seul que ses statues se multiplient. “Ne m’oubliez pas, souvenez-vous de moi”, dit-il. Il ne se réveille que l’après-midi et il attend l’heure du dîner en jouant seul au billard : 70 cl de raki par jour, 3 paquets de cigarette, 15 cafés. Il se plaint de sa solitude : “vous m’avez attaché aux rochers de Cankaya (Ankara, Présidence de la République, NdT). Vous m’avez enfermé dans les pièces sombres du palais de Dolmabahçe (Istanbul)”.

Reprenez le tout. Deux choses en sortent : un politicien et son inévitable pragmatisme. Un homme et ses faiblesses naturelles.

Pourquoi les kémalistes ont-ils autant paniqué ?

Ce n’était qu’une question d’heure avant que l’on n’attribue ce film aux intrigues impérialistes menées contre la Turquie. Le responsable de l’Association pour la Pensée Kémaliste de la région d’Isparta n’a d’ailleurs pas tardé en nous expliquant que Can Dündar “avait reçu le soutien de Soros et l’aval de l’agent Fuller de la CIA” (Taraf, 04.11.08). Les raisons de telles réactions doivent être profondes :

1) C’est une situation dont comme souvent Sakallı Celal sait rendre compte par sa célèbre formule : “une telle ignorance ne peut être due qu’à l’enseignement”. Je m’explique, sur un plan symbolique : ce fut un choc sérieux d’apprendre qu’Atatürk avait peur du noir.

Et alors, tout cela était-il chose neuve ? Pas du tout. Parce qu’il n’était personne pour ignorer qu’Atatürk buvait beaucoup. Parce qu’il n’était personne pour ignorer sa solitude après les écrits des plumes kémalistes qu’étaient F. R. Atay et de S.S. Aydemir. Parce ce que ceux qui s’en prennent à ce film sont aussi ceux qui se souviennent avec nostalgie du précédent intitulé “Sari Zeybek”. Or ce dernier ne racontait que l’histoire d’un homme : le récit des 300 derniers jours de sa maladie.

2) Un récit, oui mais un récit qui ne prenait pas de dimensions politiques. Or “Mustafa” y touche. Et de front. En plus, il aborde les deux questions centrales de cette paranoïa de Sèvres aujourd’hui totalement débridée dans la société turque : la question kurde et celle de l’islam. Personne n’a voulu y croire lorsqu’on a entendu dans ce film que “M. Kemal avait promis l’autonomie aux Kurdes”. Je l’écris ici : l’invention de “la soi-disant promesse d’autonomie” est imminent ! Mais le “scoop” du film est vrai. Lisons donc :
Plutôt que de s’imaginer une Kurdicité à part entière, une sorte d’autorités locales autonomes se construiront sur la base de notre présente constitution [il se réfère à l’article 11 de la Constitution de 1921 –B.O.]. Ce qui signifie qu’un département dont la population est kurde pourra se gérer soi-même d’une façon autonome.
En outre, Atatürk nous met en garde sur le fait que les Kurdes sont susceptibles de poser des problèmes si on les exclut : “de plus, lorsque l’on parle du peuple de la Turquie, il faut aussi parler d’eux. Si on ne le fait pas, ils seront toujours susceptibles de créer des problèmes.

Vous venez de lire le script original d’une conférence de presse qu’il a donnée en janvier 1923. Elle a toujours été censurée. Cette partie de la conference a été révélée par l’hebdomadaire 2000’e Doğru en 1987 dans son 35e numéro.

Mais c’est encore l’histoire de Sakalli Celal. Les gens n’ont pas connaissance de telles choses. Mais en plus, ils n’en veulent rien savoir. Leurs “acquis” sont si solides et résistants qu’ils ne peuvent pas prendre conscience que Mustafa Kemal ne souhaitait pas accorder une autonomie aux Kurdes mais que son seul objectif était d’éviter que les Kurdes ne posent problème. Mais ils ne sont pas disposés à entendre encore moins à se laisser convaincre. Ils en sont encore à croire que lorsque Che Guevara a été abattu en Bolivie c’est le discours d’Atatürk qu’on a retiré de son sac ( ce sera le sujet d’un prochain papier).

Mais je me demande pourquoi je me fatigue, car tout a été dit plus haut : “...Personne, ni Can Dündar, ni même son Dieu lui-même ne pourrait m’en priver.” Seigneur, ne nous laisse pas sans foi.

Mais la question essentielle ?

3) Je crois que la raison fondamentale à tout cela se tient dans le dernier discours d’Atatürk à l’Assemblée le 1er novembre 1937, ce discours que nous entendons dans le film :
[Nos principes] ne doivent pas être tenus pour équivalents aux dogmes des livres dont on dit qu’ils sont descendus du ciel. Parce que nous, ce qui nous inspire, nous ne le tirons pas du ciel ou d’un outremonde mais de la vie directement.

En employant une terminologie de politologue, on peut dire qu’il parle ici de faire passer le pouvoir du ciel à la terre. Voilà la plus grande œuvre d’Atatürk, ce passage de Dieu au Prince que nous tenons de penseurs comme Machiavel (1469), Bodin (1529) et Hobbes (1588) !
Il fait descendre le pouvoir depuis le ciel jusque sur la terre parce que tant qu’il est au ciel, il est acquis que le clerge continuera de parler avec la bouche de dieu : “Dieu en a ainsi décidé !” Quelle est donc ton objection à un tel ordre ?!

Nous y voilà. Juste là. Comme au Moyen-Orient il n’est pas à cette époque de bourgeoisie, la sécularisation est un processus très difficile, les coups d’Etat successifs de 1960, 1971 et 1980, avec l’aide non négligeable des statues érigées alors qu’il était encore vivant, ont fait d’Atatürk un véritable Jésus avec son livre saint (Le Nutuk ou discours) et son Saint Sépulcre (Anitkabir, son mausolée). Ni Mahomet, ni Moïse, non. Jésus. Parce que Jésus à la différence de ces deux-là était comme les pharaons égyptiens, de nature divine.

Aujourd’hui, le film “Mustafa” est en train de faire descendre l’Atatürk que les kémalistes ont déifiés, de son ciel pour le replacer sur terre. Atatürk se laïcise. Et le fond de la polémique c’est alors la difficulté qu’on aura dorénavant à dire que “Atatürk en a ainsi décidé”.

Et Can Dündar, précisément parce qu’il pratique un kémalisme éclairé, est crucifié par les “autres” kémalistes. Aussi simple que cela.

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Sources

Traduction pour TE : Marillac

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