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Rafle sur la mémoire

vendredi 2 avril 2010, par Marillac

La sortie en salles de La rafle repose la question des rapports entre cinéma et histoire. Ce film nous ramène à un autre tourné sur le même sujet, Monsieur Klein, réalisé par Joseph Losey et produit par Alain Delon en 1976. Ce fut le premier film réalisé sur cet événement resté sans traces visuelles, sans lieu même, la rafle du Vel d’hiv des 16 - 17 juillet 1942.

Il intervient 34 ans après les faits dans une France qui les a tus. 5 ans après Le chagrin et la pitié (1971), le premier film à « briser le miroir » de la France résistante entretenu par la classe politique française depuis la fin de la guerre. Refusé par l’ORTF qui en avait initialement passé commande, Le chagrin est finalement diffusé en salles où il trouve un écho moindre qu’à la télévision mais connaît un vrai succès auprès du public. Il sera censuré à la télévision jusqu’en 1981 et l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Inaugurée dès 1968, la décennie 1970 marque des années d’effervescence de la société française, une effervescence tout orientée par la question de l’identité et la pratique de l’introspection historique. Plusieurs éléments sous-tendent ces évolutions :

- l’arrivée d’une nouvelle génération, la génération surpuissante et surpeuplée du baby-boom.

- la fin de la décennie gaulliste, le départ et la mort de De Gaulle : disparition d’un personnage et fin d’une époque.

- la fin du mythe du « résistancialisme », de la volonté gaullienne d’incarner et de souder une nation déchirée pendant la guerre, bouleversée depuis 1945 par l’ultime accélération de l’exode rural et de l’urbanisation.

- le rôle central que tint le cinéma dans ce travail de mémoire : le cinéma comme miroir de la réalité, comme imagination, conscience et mémoire.
Mais aussi comme outil de projection pouvant toucher les masses. Chaque génération ne s’affirme que par le canal d’un outil de communication qu’elle a su s’approprier : or avec la Nouvelle vague, les premières vagues du baby-boom prouvèrent qu’elles avaient su maîtriser et développer le 7e art.

- le rôle crucial que tinrent des chercheurs américains comme Robert Paxton pour aider les Français à se confronter à cette face cachée et refoulée de leur histoire. Une société traumatisée et traversée par des grands silences en forme de tabous trouve un soutien utile dans un regard étranger.

Aujourd’hui, reprenez ces éléments un à un et appliquez-les à la Turquie :

- c’est l’arrivée d’une nouvelle génération, une génération puissante et nombreuse qui n’a pas connu les années 1970 et qui est née ou a grandi après le dernier coup d’Etat de 1980.

- la fin de trois décennies d’un régime autoritaire issu du coup d’Etat de 1980 et qui a cherché à mettre les tensions violentes de la décennie 1970 sous l’éteignoir en muselant la société, l’Université.

- L’éclosion de l’idée d’une Turquie plurielle et diverse, une Turquie mosaïque marquant la fin du mythe de la nation trempée dans le marbre de l’identité ethnique turque qu’avaient appelé la violence de l’insurrection kurde du PKK et les bouleversements dus à un exode rural en phase finale et extrêmement rapide.

- le rôle central que prend le cinéma dans l’effervescence culturelle et artistique turque. Outil avec lequel on ne peut pas ne pas poser la question du passé et des origines. Le cinéma turc s’y est déjà essayé notamment avec Güz sancisi (avril 2009), un film évoquant les journées de septembre 1955, pogromes contre les non-musulmans à Istanbul et Izmir.
C’est un outil de projection pouvant toucher les masses. Mais qui aujourd’hui peut être relayé par Internet et les autoroutes de l’information.

- Le rôle crucial que tiennent des chercheurs ou des débats tenus à l’étranger dans l’éveil à ces questions. Est-ce un hasard si les quatre intellectuels à l’origine de la demande de pardon aux Arméniens en décembre 2008 sont tous francophones, parlent tous la langue d’un pays dans lequel la question arménienne a été posée et reposée ?

Après Monsieur Klein, il faudra attendre 19 ans pour que l’Etat français reconnaisse officiellement par la voix de son Président, Jacques Chirac, sa responsabilité dans la rafle du Vel d’Hiv. Non sans que cela n’aille démanger certaines fibres à droite, si promptes à dénoncer la passion de la repentance, même quinze ans plus tard.
Mais de cette comparaison on peut toujours retenir quelques éléments :

- c’est la société elle-même, en elle-même et par elle-même, qui au final retrouve la mémoire. On ne lui dicte rien ni de l’extérieur, ni d’en haut. Vouloir, à tout prix et avant toute chose, mettre le mot génocide dans la bouche des Turcs est une faute. Une impossibilité. Le meilleur moyen de prolonger la méfiance entre les deux peuples.

- l’amorce de ce travail de mémoire a coïncidé avec la reconstruction d’une opposition –en l’occurrence une gauche unie – et la possibilité d’une alternance en France. Envisager un passé complexe sans craindre pour son unité, c’est aussi envisager les moyens d’un vrai et profond débat démocratique. L’apaisement sur la question kurde – question de l’unité de la nation mosaïque - est donc une condition nécessaire à un déblocage des mémoires et des débats.

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