Grand maître du cinéma turc contemporain, Nuri Bilge Ceylan sort son dernier film « Les Trois Singes » dans les salles obscures françaises après avoir été primé à Cannes au printemps dernier.
L’équation est la suivante : a.X = b / A : Turquie / B : modernité européenne. Et si X était Nuri Bilge Ceylan ?
Réflexions et remarques impromptues.
Partons d’Enis Batur, écrivain, improvisateur, essayiste, penseur et innovateur, chantre en langue turque d’une modernité avant tout européenne. Il avoue d’ailleurs sans aucun complexe sa culture proprement européenne. Ses phrases turques sont le lieu incertain d’un affrontement entre une langue et une pensée qui ne se correspondent qu’avec force étincelles et frottements.
Processus naturel me rétorquerez-vous, d’invention permanente d’une langue. Certes.
Et d’ailleurs ne manque-t-il jamais de rappeler qu’il faut savoir tirer profit de ses errances et de ses tâtonnements, en voyage, en pensée comme en écriture. Dans ses derniers ouvrages traduits en français, il se pense comme l’homme des labyrinthes, des dédales et des dessins paradoxaux à la Escher : de son intérêt pour les Carceri de Piranèse à l’exquise métaphore du lierre pour la bibliothèque, il se fait l’arpenteur de cette surface incurvée qui couvre à la fois l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, l’intime et « l’extime ».
« Ma bibliothèque grandit à la façon du lierre et le recueille en son tortueux parcours. » [D’une bibliothèque l’autre, Enis Batur, Editions Bleu Autour]
Et c’est par transparence le sceau de toute la modernité, de toute une pensée moderne qui arde ses rayons au travers de ses lignes : de Baudelaire à David Lynch, voilà la même figure du cube de Moebius ou du ruban dont le dessous est aussi le dessus, qui lie, prolonge fiction et réalité, rêve et monde.
Mais comment faire de l’imagination le prolongement de la réalité dans une langue qui n’a pas connu les plongées proustiennes dans le souvenir ou les malaises et autres distorsions de la réalité chez Maupassant ?
Comment encore passer du mythe, du conte [communautaire et rural] à l’inconscient [individuel] sans connaître l’épreuve des grandes terreurs fantastiques, vampires et autres loups-garous ?
En effet, le passage à une modernité ne se fait jamais sans la présence des vampires et des monstres [étymologiquement, l’être qui montre]. Sans l’émergence de ce fantastique qui absorbe l’imagination dans la réalité quotidienne et la distord dans les bouillons du souvenir qui ne passe pas.
Pourquoi la Turquie y échapperait-elle ?
Elle n’y échappe pas. Mais, comme dans tous les autres domaines, elle réalise sa mutation à un rythme et avec des outils qui n’étaient pas, il y a de cela un siècle en Europe.
Lorsque le mouvement entre dans l’image (Frères Lumière), il entre aussi dans les lettres (Proust), et dans la pensée (Bergson), rappelle Deleuze.
Un siècle après, toutes ces pistes sont à disposition immédiate. On peut les explorer, les expérimenter dans un ordre ou dans l’autre. L’on obtiendra alors l’invention d’une modernité métisse, inédite.
Dans la « zone »
Passée à l’écrit depuis seulement 80 ans, la Turquie a su s’emparer, quasi-intuitivement, du cinématographe : elle y a sans doute trouvé des correspondances avec sa langue souple, créative et poétique. Et en la personne de Nuri Bilge Ceylan, elle a trouvé un maître alchimiste du réel, de la fiction et du souvenir. Un cinéaste qui prolonge sans maniérisme la vision des géants Bresson, Tarkovski et fait mentir Godard quant à la « mort du cinéma ».
La Turquie n’a pas encore versé dans la passion des Nosferatu et autres vampires qui se baladent encore ailleurs que dans les salles obscures d’Anatolie.
Mais grand cinéaste, Ceylan sait se faire bruitiste à la Godard pour distordre et révéler une réalité échappant au quotidien et donnant soudain à penser. Il sait imiter la patience, l’écoute et la confiance de Tarkovski en ses immenses plans-séquences pour créer ces effets de présence poétique du réel qui relèvent du pur miracle, de la pure émotion cinématographique.
Entre Tarkovski et Kiarostami (une synthèse russo-iranienne à Istanbul ?), il a aussi su dans ses premiers films [Kasaba, Nuages de mai] se livrer à un vrai-faux exercice autobiographique sur grand écran, autre nom pour une quête du souvenir, de la sensation envolée, de l’émotion éclose, de la madeleine oubliée ou du Miroir.
Il a su encore sur une trame des plus réalistes, robe sans couture de cette réalité turque, parsemer le son de ses rêves ou des âmes de ses personnages par un vrai travail sur la qualité de ses images (aujourd’hui tournées en numérique HD), sur la précision de ses bandes-sons pour verser dans ce que certains qualifient de « réalisme fantastique ».
Un artiste de cette trempe, affronté à cet art total qu’est le cinéma n’apparaît pas en vain dans une société précise à un moment précis de son histoire.
Dans Uzak, on apercevait les plans du Stalker de Tarkovski marquant l’arrivée dans la « zone ». Le Stalker est un passeur, Ceylan également. La Turquie, quant à elle, est entrée dans la « zone ».
Pour aller plus loin :
Un dossier sur Nuri Bilge Ceylan réalisé par le site Critikat