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Les Trois T : Turquie, Tabou et Totem

mercredi 28 janvier 2009, par Marillac

Le 13 janvier dernier s’éteignait l’écrivain français Nicolas Genka. Né à Quimper en 1937, Genka a peu publié. La faute à la censure.

A son retour de la guerre d’Algérie en 1962, il écrit et publie L’Epi monstre : grand succès de librairie, il est censuré sur décision du Ministère de l’Intérieur. Protection des mineurs. Malraux refusera d’intervenir. La censure ne prendra tacitement fin qu’en 1999 lors de sa réédition aux éditions Exils. Préfacé par Jouhandeau, le livre est dès sa parution promis à un avenir immense, repéré qu’il est pour traduction par Pasolini, Mishima et Nabokov. La succession des noms de ces auteurs, maudits ou sulfureux, en dit déjà long sur la pâte dont est fait L’épi monstre.
Plongée en apnée dans un monde de sensations brutes extraites de la province française, il y est question de la relation incestueuse d’un père (veuf et communiste) et de ses filles.

Période de mutation profonde pour la société française qui se voit bouleversée par les derniers assauts de l’urbanisation, une puissante croissance économique et un vif regain démographique, les années 60 portent le sceau des (épis) « monstres » et des mutations : les conventions de la vieille société provinciale, rurale, familiale et bourgeoise partent en lambeaux, les territoires, les milieux et les cadres sociaux connaissent une profonde refonte. Les codes qui soutenaient cette organisation volent en éclat : les silences, les mensonges et les mythes qui les fondaient sont dès lors ébranlés. Ainsi en va-t-il des tabous. Alors que le cadre de la famille se recompose profondément, ce sont de brûlants rayons de lumière qui viennent en balayer les recoins et les silences les plus pesants quitte à inoculer à la société de véritables virus panique.

Or la France en ces années-là regorge de zones d’ombre : politiques, sociales, psychologiques.
Vichy n’a que 20 ans, la guerre d’Algérie vient à peine de prendre fin…
Genka ne s’y trompe pas. Ne parvenant pas à maintenir la publication de ses ouvrages – deux ans plus tard, il voit son deuxième roman, « Jeanne la Pudeur » lui aussi frappé par la censure-, il s’interroge : «  à quoi bon publier dans un pays vichyste où la censure règne ? »

Alors pourquoi Genka aujourd’hui dans les colonnes de TE ? Par le plus simple des hasards qui a voulu que sa mort précède de 24 heures la sortie en France du film de Nuri Bilge Ceylan, « Les Trois Singes » sur les écrans français.
Ces « Trois Singes » sont issus d’une parabole confucéenne et s’osbtruent mutuellement la bouche, les oreilles et les yeux. Ils rangent dans leurs placards douleurs et secrets en pensant ainsi préserver un ordre des plus précaires.
Et quand bien même le film de Ceylan ne serait pas un film « bavard » et encore moins un film à thèse ou un film politique, il est l’occasion pour la caméra de marquer un temps d’arrêt, de faire pause et de poser les questions que se pose aussi à sa manière la société turque : parler ? Oui sans doute, mais de quoi ? Comment et jusqu’où ?

De la subsistance à la croissance

Dans le cadre d’une société, ou communauté, construite sur un impératif de survie (une communauté rurale et patriarcale voire une jeune nation bâtie dans la hantise de l’anéantissement), la narration ou non-narration (on peut dire une chose mais également s’entendre pour la taire et construire une sorte de narration en creux) répétée comme un mantra de proche en proche, de génération en génération peut suffire à donner le change : l’objectif reste de tenir face à l’adversité (les nombreux ennemis ou la rigueur des frimas ou des catastrophes naturelles).

Mais lorsque l’individu commence à s’affranchir de cette communauté et à faire valoir ses propres impératifs qui ne sont dès lors plus liés à la seule subsistance mais au plein épanouissement (et comment pourrait-il en être autrement dans une société de consommation et de production dont le mot d’ordre est devenu celui de croissance ?), il devient évident qu’il est contraint de passer en revue, de se livrer à un inventaire de ce viatique narratif légué par ses aïeux : or celui-ci va s’avérer très rapidement des plus superficiels et des plus légers pour l’individu qui cherche à se construire en profondeur, sur un passé, des souvenirs des traumatismes et un imaginaire propres.

Cet individu, aujourd’hui tout neuf en Turquie, est alors contraint de survoler en toute autonomie les zones les plus sombres, les plus inédites, les plus taboues de la société et de la psychologie dont il est extrait afin d’en tisser une nouvelle narration : c’est largement le rôle des écrivains et des artistes. Comme il fut celui des Nabokov, Mishima, Pasolini… User du langage et des images comme d’une arme, mettre à nu silences, béances et souffrances puis se prémunir et produire des antidotes tout à la fois.

Turquie, Tabou et Totem disions-nous en titre ? Les derniers mois de l’actualité turque ne se sont pas peu déroulés sous le signe de cet incontournable triangle des Bermudes.

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