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Législatives en Turquie : Erdoğan veut gouverner seul

dimanche 12 juin 2011, par Marie-Antide

Il y a quelques jours encore, le Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan continuait de sillonner le pays pour soutenir les candidats de son parti, l’AKP, et rappeler les performances impressionnantes de l’économie turque depuis 2002, annoncer son grand projet de canal et réaffimer son attachement à l’islam.
Stratégie gagnante puisque les sondages désignent l’AKP grand favori des élections. Mais Erdogan ne veut pas seulement être à la tête du premier parti de l’Assemblée, il VEUT la majorité absolue : 367 sièges. Pour changer la Constitution.

Le dynamisme économique du pays est le meilleur argument de campagne d’Erdogan.

L’AKP, au pouvoir depuis 2002, a su tirer partie de la politique de rigueur et des mesures adoptées sous la surveillance du FMI, par Kemal Dervis, Ministre de l’Economie, au lendemain de la grave crise financière, monétaire et économique, de 2001. Dix ans plus tard, le pays a maîtrisé l’inflation à deux voire trois chiffres des années 90, le revenu par habitant a été multiplié par trois, l’économie s’est hissée au 17e rang mondial, tirée par une consommation intérieure avide de modernité.
Les exportations ont doublé et les entreprises turques ont fortement développé leur présence au Moyen-Orient, en Asie Centrale et en Afrique. Alliant dynamisme et sociabilité musulmane, les entreprises sont devenues le fer de lance du « softpower » diplomatique turc dans tous les pays émergents.

8.9% de croissance en 2010 : impressionnant mais fragile

Clin d’œil à l’Union Européenne avec laquelle elle a entamé un laborieux processus d’intégration, la Turquie est le seul pays à satisfaire aux critères de Maastricht en termes de dette publique et de déficit budgétaire. Elle est aussi l’un des rares pays à avoir eu sa note de crédit amélioré par les agences de notation, avec un satisfecit sur la bonne santé de son système bancaire.

La Turquie, nouvel eldorado … mais aux pieds fragiles : le gouvernement d’Erdogan n’a pas su remédier aux faiblesses structurelles de l’économie : dépendance des capitaux étrangers pour financer la croissance, faiblesse persistante de l’épargne nationale, éducation et formation insuffisantes de sa jeune population (43% de la population a moins de 25 ans), disparités régionales et sociales exacerbées par la croissance…

« Kanal Istanbul », le projet fou de cette campagne

Malgré ces lacunes, Erdogan propose à ses électeurs un rêve de puissance économique : la Turquie, 10e puissance mondiale vers 2021 et la construction d’un « Kanal Istanbul » pour désengorger le Bosphore. Actuellement saturé par le trafic des tankers et cargos, ce magnifique détroit sera transformé en port de plaisance et espace nautique.
Construit à l’ouest d’Istanbul, ce canal long de 50 km doublera le Bosphore pour accueillir 160 bateaux par jour. Les populations déplacées seront relogées dans deux villes nouvelles construites aux normes antisismiques (alors que 70% des immeubles d’Istanbul sont à risque). Les financements viendront de partenariats public-privés.
La dimension écologique n’a pas été abordée ni le coût de la traversée. Les eaux du Bosphore sont gratuites car déclarées zones internationales. Point d’orgue de ce projet démesuré : le canal sera inauguré en 2023 pour le centenaire de la République turque.

Deux défis pour le futur gouvernement : la question kurde et une nouvelle Constitution

Campagnes de désobéissance civile, manifestations, heurts, victimes, opérations ville-morte lors des meetings d’Erdogan dans l’Est kurde … Au cours de cette campagne, ces tensions ont mis en évidence l’échec de l’ouverture amorcée par le gouvernement en 2009 pour trouver des solutions à cette guerre civile qui a fait près de 45 000 morts.
Politiquement toutefois, la question kurde est revenue sur les agendas de tous les partis.
À l’Assemblée, le parti kurde modéré BDP devrait pouvoir compter sur une trentaine de candidats indépendants et constituter une force politique indispensable dans la constition d’une coalition contre l’AKP.

Tous les partis politiques souhaitent en effet un nouveau texte fondamental car la Constitution actuelle, même maintes fois amendée, reste l’héritage du coup d’Etat militaire de 1980.

Les enjeux de ce renouvellement sont majeurs :

- modifier ou non les trois premiers articles de la Constitution qui définissent les fondements de la République turque : « un Etat démocratique, laïque, social et respectueux de l’Etat de droit ».

- définir une nouvelle citoyenneté. Selon un sondage cité par le Pr. Jean Marcou, sur son site de l’OVIPOT le 11 mai dernier, 65% des turcs interrogés souhaitent un texte fondamental moins « laïciste et plus enclin à affirmer l’identité musulmane du pays (des députés voilées pourraient siéger au Parlement) ». Toutefois, ils ne sont pas prêts à proposer une nouvelle définition de la citoyenneté qui « promouvrait le droit à une identité distincte ». La crainte d’une partition du pays, héritée du traité de Sèvres (1920), est toujours vive.

- définir un nouveau statut de l’exécutif avec élection du Président de la République au suffrage universel direct et pouvoirs élargis.

À moins de 330 voix, l’AKP doit avoir le soutien des autres partis pour rédiger la nouvelle Constitution. Entre 330 et 367 voix, elle doit soumettre le texte à un référendum. À plus de 367 voix, l’AKP peut adopter seul le nouveau texte.

Et l’Islam pour accompagner le destin d’Erdogan

À l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002, tout le monde parlait de « son agenda caché » qui allait faire de la Turquie un pays aussi fondamentaliste que l’Iran. Cela n’est pas arrivé. La Turquie est toujours un pays laïc où l’islam est devenu plus visible. La question est de savoir s’il en deviendra plus séculier.

La Turquie est aussi un pays où le pouvoir a changé de mains. Possession exclusive des élites kémalistes, militaires, citadines et occidentales, le pouvoir politique, économique et financier est maintenant partagé avec les nouveaux arrivants qui affichent leur identité musulmane, anatolienne et conservatrice, fascinée par le progrès et l’innovation technologique… Et ils sont inconnus ou presque de l’Occident.
Leurs réseaux sont puissants, établis autour de cercles de sociabilité musulmane si importante dans l’Empire ottoman et décapitée par Atatürk au nom de la nouvelle République laïque et moderne. Ces réseaux se nomment Gülenci (du nom du fondateur, Fetullah Gülen) ou Naksibendi et apportent à leurs membres soutien financier, éducation, contacts, entraide…

Au pouvoir depuis 2002, Erdogan y sera pour 4 ans encore, peut-être plus. De plus en plus autoritaire dans l’exercice de son pouvoir, il n’a plus de doutes sur son chemin politique et il vise maintenant un destin : être celui qui a permis l’émergence d’une Turquie nouvelle, où islam, modernité et dynamisme économique ont pour la première fois fonctionné ensemble.
Il veut y aller seul, avec son parti et ses élus. Avec des risques d’hégémonie déjà perceptibles.

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