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Le militaire et le juge : deux histoires, une remarque

mercredi 3 mars 2010, par Baskın Oran

Tout d’abord, un souvenir datant de 1975 : en 1974, pour la première fois en Turquie, on eut la possibilité de faire quatre mois comme officier de réserve. C’était une opportunité inouïe et inattendue à cette époque ; j’ai donc renoncé à mon séjour d’un an à Genève en tant que chercheur post-doctoral et je suis revenu à mi-terme pour intégrer mon régiment de Kirkagaç.

Quelques semaines plus tard, une nouvelle parcourut les compagnies d’officiers de réserve : "Ils ont pendu au plafond et torturé un soldat au motif qu’il avait volé quelque chose.”
Ceux qui étaient allés voir le garçon vomissaient leurs tripes dans les toilettes. Un sous-officier courtaud, tout juste émoulu de l’école avait, racontait-on, pendu le garçon au plafond par un pied, l’avait roué de coups, s’était servi de lui pour éteindre ses cigarettes. Je ne me souviens que de ça : nous nous sommes rendus auprès du colonel en charge du régiment, il nous a chassés, au final il ne s’est rien passé, on a refermé l’affaire. Nous avons terminé nos quatre mois, nous avons été libérés.

A la Turquie qui ne savait pas nager, on voulut apprendre la nage en la jetant dans l’océan du capitalisme international par les décisions du 24 janvier 1980. Commencèrent alors les résistances ouvrières et des amis m’appelèrent : “tu sais notre colonel, c’est le colonel qui dirigeait les forces de gendarmerie qui ont écrasé la grève de TARIS.” (Une confédération de petits et moyens producteurs agricoles)

Sanction à qui frappe un appelé

En ce moment en Turquie des généraux d’active ou en retraite sont placés en garde à vue dans le cadre de l’affaire Ergenekon, les gens sont sidérés. İls pensent que c’est un développement de la plus haute importance. Mais ils ne sont pas conscients de l’information véritablement importante. Les journaux du 20 février dernier donnent un exemple de la façon dont l’armée est obligée de s’adapter à la nouvelle donne :

ANKARA- La Commission d’enquête sur les Droits de l’Homme de l’Assemblée nationale où l’on traite, pour la très grande majorité des cas, des demandes relatives à des faits de torture et de comportement dégradant dans les prisons et les commissariats devait recevoir une curieuse requête il y a quelque mois. Le citoyen Ahmet Kum soutenait que son fils Muhammed Kum avait été victime de violence de la part du sergent-chef Fatih Örs, chef de groupe à l’école du génie où le jeune homme effectuait son service militaire. Il a donc demandé de l’aide à la commission parlementaire. Le président de la commission, Zafer Üskül, demanda à ce qu’on examine le dossier dans un courrier en date du 7 décembre 2009 adressé au ministère de la défense.

Le 11 février dernier parvint à la commission la réponse du ministère selon laquelle “le nécessaire avait été fait” concernant cette requête : “ Le 16 octobre 2009, l’appelé Ibrahim Kum a été frappé par le sergent-chef Fatih Örs pour motif de comportement et de tenue non conforme à l’esprit de discipline – il était arrivé en retard au rassemblement, sans s’être rasé - ; il en est résulté que le chef de groupe Fatih Örs a été déféré devant un tribunal militaire, que le commandant de compagnie s’est vu infliger une sanction disciplinaire pour manquement à son devoir de vigilance et que le chef de régiment a été averti par écrit de ce qu’il était nécessaire que de tels événements ne se reproduisent pas.

Le juge dans les années 1950

Passons maintenant à un autre sujet. La semaine dernière, j’ai écrit ici même avec force exemples, comment la 4e chambre de la Cour de Cassation appliquait le droit pour les défenseurs d’idées divergentes. Elle venait de proclamer libre la calomnie et la diffamation à mon encontre (“être stipendié par des Etats étrangers”) prétextant que j’étais un auteur du journal AGOS, journal turco-arménien.

L’autre jour je reçus la lettre suivante d’un ami arménien d’Istanbul que j’ai connu par e-mail et qui vit aujourd’hui à l’étranger :

Mon très cher et estimé maître,
Je vous ai déjà écrit auparavant. Dans les années 1950, la communauté arménienne de Turquie avait une assez grande confiance en deux institutions. La première était l’armée, la seconde la justice.
Malheureusement, 60 ans après, il semble que ces deux importantes institutions, au lieu de gagner en crédit et en confiance, sont tombées dans une situation affligeante. Quel dommage ! Personnellement, j’en suis à la fois très triste et très irrité.

De telles choses ne correspondent pas à un pays formant des nouvelles générations à haut niveau d’étude, à un pays aussi développé et avancé économiquement. Je parle là tout particulièrement d’Ergenekon, de Semdinli, de Trabzon, de Diyarbakir et des dernières décisions du Conseil d’Etat. Ce sont des hontes pour la Turquie.

J’ai un souvenir concernant la Cour de Cassation : ce devait être en 1950. A Istanbul, un citoyen du nom de Misak avait tué sa bien-aimée par jalousie. Ce fait divers avait déchaîné les passions dans la communauté arménienne. Jamanak et Marmara, les deux journaux de la communauté, ne lâchèrent pas le sujet des jours durant. Le tribunal déclara le prévenu coupable et le condamna à mort. L’affaire remonta à la Cour de Cassation. Le président de cette cour de Cassation (je m’en souviens comme du président mais je peux me tromper), Monsieur Burhanettin Ogen, vint à quelques reprises au magasin de mon père, il lui rendait visite pour savoir ce que la communauté arménienne pensait de cette condamnation à mort. Mon père était un homme très honnête et juste. A Burhannetin Ogen, il dit la chose suivante : “il ne sera que ce que les lois de ce pays disent qu’il en sera. Ne vous inquiétez pas pour la communauté arménienne”. Il apaisa les angoisses du juge.

Et c’est ce qu’il advint. Misak fut executé. Les journaux arméniens titrèrent “ justice a été rendue.” L’affaire prit fin.
Comment avons-nous pu en arriver là aujourd’hui, mon cher Baskin ? Comment, où donc avons-nous mal bifurqué ?
Respectueusement.

Xxx

Une remarque : les militaires peuvent-ils mettre des bombes dans les mosquées ? [Allusion à un supposé plan de coup d’Etat militaire révélé dans la presse turque dernièrement, dont les protocoles de déstabilisation devaient passer par des attentats dans des mosquées, NdT]
Aujourd’hui, on entend des réactions à la mise en examen de hauts gradés. Le général Basbug, chef de l’état-major général, dit : “comment un soldat qui part à l’assaut au cri de Allah, Allah ! peut-il placer une bombe dans une mosquée ?” Personnellement je n’ai pas de réponse. Mais pourquoi le soldat capable de plastiquer la maison d’Atatürk n’en serait-il pas capable ? Pour “catalyser” les événements des 6 et 7 septembre 1955 [pogroms menés contre les non-musulmans en Turquie qui aboutirent à des départs massifs des membres de ces communautés, principalement à Istanbul et Izmir, Ndt], les services de renseignement turcs dont le responsable, un sous-secrétaire d’Etat, est un général de corps n’ont-ils pas dynamité la maison d’Atatürk à Salonique ? Ou bien ce jeune agent aurait agi de sa propre initiative, à l’insu de son sous-secrétaire ?

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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