Une nouvelle en provenance d’Ankara, diffusée le 16 Novembre par l’AFP, m’a fait sursauter : le procureur de la Cour de Cassation a entamé une procédure officielle auprès de la Cour Constitutionnelle pour dissoudre le parti kurde DTP (Parti pour une Société Démocratique, kurde) au motif que ce parti est devenu « un foyer d’activités contraires à l’indépendance de l’Etat d’une atteinte à « l’union indivisible de l’Etat » et ses liens supposés avec le PKK.
Cette nouvelle fut une vraie douche froide après une autre dépêche de l’AFP en provenance du Caire cette fois-ci, qui citait le président irakien Jalal Talabani (kurde lui-même) estimant que « la crise avec la Turquie sur les questions des rebelles kurdes est en passe d’être réglée » et écartant l’éventualité d’une invasion turque.
Et de fait, malgré quelques incursions aériennes, quelques bombardements isolés et les slogans parfois violemment nationalistes entendus en Turquie, aucun de 100 000 soldats massés le long de la frontière turque n’a mis un pied de l’autre côté.
Rappelons quelques faits :
lors des élections du 22 juillet dernier, l’AKP est sorti majoritaire dans les régions du Sud-Est à majorité kurde : ce résultat sonne comme un désaveu des méthodes radicales du PKK et augure d’une volonté d’ouverture et de collaboration avec le gouvernement d’Ankara,
20 députés indépendants kurdes sont élus à l’Assemblée nationale. Ils se regroupent sous la bannière du DTP. Lors de la cérémonie des prestations de serments, Ahmet Türk, chef du groupe DTP, échange une poignée de mains avec Devlet Bahceli, chef du MHP (Parti de l’Action Nationaliste, extrême droite).
Ce geste est salué par toute la presse : il augure de nouvelles perspectives de règlements politiques, dans la continuité des réformes adoptées en 2004 autorisant la diffusion d’émissions et la publication d’ouvrages en langue kurde,
des gardiens de villages sont tués avec femmes et enfants, près de la ville de Sirnak, province frontalière de l’Irak. Puis 15 soldats de l’armée turque perdent la vie dans une attaque menée par le PKK,
le 17 Octobre, le Parlement approuve le principe d’une opération militaire en Irak à l’unanimité sauf les 20 députés du DTP qui s’y opposent.
Alors qu’une solution politique semblait se dessiner, la situation dérape et le gouvernement de Recep Tayip Erdogan en perd le contrôle au profit de l’armée. Ce dérapage montre à quel point la question kurde est instrumentalisée sur la scène politique turque par l’establishment bureaucrato-militaire.
Les grandes manifestations d’avril et de mai derniers n’ayant pas eu les résultats escomptés dans les urnes, cet establishment a mis au point une autre stratégie, « celle de conduire par le bout du nez tout pouvoir sorti des urnes » comme le souligne Baskin Oran, politologue et professeur de Relations Internationales à Ankara, dans un éditorial paru récemment sur ce site.
Une incursion en Irak aurait été l’occasion pour l’armée d’imposer ses vues au gouvernement sur ce conflit et de retrouver une place « naturelle » dans l’arène politique. Mais les temps ont changé et c’était sans compter sur plusieurs autres facteurs :
la pression des Etats-Unis qui ne souhaitent pas voir la Turquie créer un conflit dans la seule zone de paix de l’Irak et fermer l’unique point de passage sur la frontière, le poste de Habour, par où transite 70% de l’approvisionnement des forces américaines,
l’attitude des Kurdes irakiens, relativement tièdes dans leur soutien au PKK et très inquiets pour la santé de leurs affaires puisque leur région jouit d’une prospérité inégalée dans un pays en guerre,
des dissensions au sein de l’armée même puisque de nombreuses voix s’y sont élevées, comme celle du Général Ilker Basbug, Général en Chef des Forces terrestres qui faisait remarquer que « lutter contre la violence avec la violence comme cela était le cas depuis des décennies, n’avait apporté aucune solution »,
la résistance « passive » du gouvernement AKP, qui a multiplié les tractations diplomatiques, est allé cherché du soutien à l’extérieur (Etats-Unis, Congrès d’Istanbul) voire a fait diversion en se posant en artisan de la paix en Moyen-Orient (sommet avec Shimon Peres et Mahmut Abbas à Ankara).
Alors pas de guerre contre le PKK en Irak et résolution politique du problème kurde ?
Non car il y a un Plan B … Faire interdire le DTP pour activités subversives.
Et comme par hasard, ce parti, qui n’arrive pas à couper le lien ombilical avec le PKK est en train de se radicaliser. Lors d’un Congrès, tenu il y a presque deux semaines, les militants ont élu à leur tête, à la place du modéré et expérimenté Ahmet Türk, Nasrettin Demirtas, considéré comme un faucon au sein du militantisme kurde.
Baskin Oran souligne combien les revendications et « la déclaration finale de ce congrès porte trop visiblement le sceau d’Abdullah Öcalan », le chef du PKK emprisonné sur l’île d’Imrali, au large des côtés turques.
Et il pose quelques questions : comment se fait-il que ce dernier puisse envoyer des directives politiques par volumes entiers ? Pourquoi tenir un Congrès dans une période aussi tendue ?
Le DTP représentait une planche de salut pour la résolution politique de la question kurde, elle est en train de devenir dangereusement savonneuse sous la double action d’un PKK qui, aiguillonné par son chef emprisonné, ne veut pas déposer les armes et par les franges conservatrices d’un establishment turc qui, décidemment, ne goûte guère le fonctionnement démocratique.