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Fonder l’UE sans la Turquie ?

dimanche 21 novembre 2010, par Marillac

La Turquie moderne est née sur les décombres fumants de l’Empire ottoman en réaction à une expérience stratégique et traumatique majeure : celle du démantèlement et de la quasi-disparition du fait turc, orchestrés par les puissances européennes lors du traité de Sèvres (10 août 1920). L’UE d’aujourd’hui est le dernier maillon d’un processus de construction européenne dont les grandes étapes furent accomplies sous le jour de semblables expériences traumatiques. Surmontant progressivement les conséquences de son trauma fondateur (manifestations, pour l’essentiel, de l’ethno-nationalisme turc), la Turquie actuelle ne se trouve-t-elle pas au seuil d’une UE dont l’émergence, en tant qu’acteur global crédible, attend le choc d’une nouvelle expérience traumatique ?

Si 90 ans plus tôt, la question était de savoir comment adapter l’Empire ottoman au cacophonique concert des nations modernes, elle est aujourd’hui de savoir comment adapter l’Europe au monde actuel. Si la question était de savoir comment prévenir la dislocation de l’Empire ottoman, elle est aujourd’hui de savoir comment prévenir la marginalisation de l’UE, c’est-à-dire sa dilution dans le grand bain de la globalisation. Et si la voie suivie par Mustafa Kemal fut celle d’une fondation pour un sauvetage, il faudra sans doute sauver l’UE pour la fonder. Ou l’inverse, mais c’est la même chose.

Le projet européen s’est construit par strates et fondations successives, chacune étant placée sous le double signe de l’angoisse et de l’horreur, les deux sentiments les plus proches du trauma :

1- Un pont sur le Rhin : La CEE, l’Europe dite carolingienne, celle des pères fondateurs centrée sur la Sarre et Aix-la-Chapelle, fut fondée sur le double choc traumatique de la seconde guerre mondiale et de la Shoah. En réaction d’abord, à l’angoisse de l’effacement européen sous l’empire de la domination des deux grands : l’Europe restait paradoxalement au centre du monde, comme au cœur d’un cyclone, ainsi un champ de bataille virtuel, un espace passif et divisé. Elle fut sinon l’actrice, du moins le siège des événements les plus symboliques de la guerre froide, du début et de la fin de ce conflit, notamment en son cœur, Berlin. La construction européenne fut également fondée en réaction au sentiment d’horreur répandu par la découverte du système de concentration et d’extermination mis en place par les nazis.

2- Un pont sur l’Oder : L’UE, union monétaire et politique, celle de Maastricht et des derniers leaders européens ayant connu la guerre (Mitterrand, Kohl) fut fondée dès le lendemain de la guerre froide : l’Europe tenait là l’occasion de reprendre en main son propre destin. Cette phase s’accomplit à nouveau sous un double signe. Celui de l’angoisse d’un retour des nationalismes que matérialisa notamment l’horreur du démantèlement yougoslave. Ces deux sentiments conditionnèrent un temps le flottement présidant à la valse des décisions et autres hésitations diplomatiques, allemandes et françaises : un voyage de Mitterrand en RDA effectué avec le souci de prévenir toute réunification allemande ; une reconnaissance unilatérale très rapide de la Croatie et de la Slovénie par la RFA de Kohl qui, fin 91, précipita l’embrasement yougoslave. La création de l’euro et le traité de Maastricht ne furent acceptés par les Allemands qu’en échange de la réunification et vice versa. Mais le processus était d’ores et déjà initié, qui devait mener à l’horreur de Srebrenica : c’est elle qui constitua à la fois le point aveugle et le moteur de la réunification ultra rapide de l’ensemble du continent en deux phases : 2004 et 2007. L’UE atteignant alors la taille de 27 membres et débouchant sur la Mer noire, voici que surgissait la question turque. Déjà, une autre histoire.

3- Un pont sur le Bosphore ? D’une part, l’UE s’interroge. D’autre part, elle est quotidiennement sommée d’exister :

- de par son poids économique global (le premier PIB de la planète), sa taille démographique, son territoire continental…

- du fait d’un monde en plein bouleversement qui, une fois de plus, remet en question la place (son aire d’influence) et l’idée que l’UE se fait de sa place dans le monde.

- par toute une série de défis - dont le moindre n’est pas le défi écologique - remettant en cause le modèle de développement qui est le sien depuis des siècles, et là encore, la vision que l’Europe a d’elle-même, son identité.

Face au double défi de son influence (ses responsabilités) et de son identité, l’UE est donc aujourd’hui sommée de se mesurer à un véritable défi stratégique. Mais également traumatique : la remise en cause des espaces vécus, des frontières comme des identités ne va pas sans angoisse ni traumas lorsque les tensions parviennent à leur comble.
La réponse à une crise traumatique ne se fait jamais que dans l’urgence, à l’occasion d’un choc, d’un trauma stratégique profond, conduisant un groupe humain au devant de sa propre disparition.

Or, par le double processus de sa demande d’adhésion à l’UE et de son émergence économique et politique, la Turquie prend place au cœur de ce champ de redéfinition stratégique européen :

- par le double déploiement, en Europe et au Proche-Orient, de son envergure « ottomane », elle prend tout naturellement place dans le couloir d’influence - mieux, elle l’ouvre - qui doit être celui de l’UE dans la nouvelle configuration mondiale : Moyen-Orient, Océan Indien et Asie. L’UE s’interroge, légitimement.

- par la double émergence de son économie et de son influence politico-diplomatique dans le monde d’aujourd’hui, elle se pose, non plus en pays sous-développé, mais en véritable pair des acteurs européens, exhortant l’Europe à reconsidérer la place qu’elle se donnait dans le monde comme toute son idéologie du développement. Là encore, l’Europe est en droit de s’interroger.

Et ce sont bel et bien de véritables traumatismes que l’émergence actuelle de la Turquie préfigure, aussi bien par les peurs qu’elle instille au cœur des débats européens, que par la nature des interrogations qu’elle suscite. D’ores et déjà partie intégrante du champ stratégique et traumatique européen, la Turquie ne sera pas absente de l’événement fondateur qui tranchera ce nœud gordien des interrogations, hésitations et tensions existentielles européennes.

L’événement catalyseur d’une nouvelle UE est à venir, quelque part dans l’espace délimité par quelques lignes :

- Un événement de dimension globale.

- Un événement survenant sur l’espace où se reconstitue l’aire d’influence « ottomane » en Europe et au Proche-Orient ; là où se recomposent « frontières » et « territoires » turc et européen.

- Un événement dans lequel la Turquie jouera un rôle majeur.

- Un événement matérialisant l’angoisse d’un effacement européen à l’échelle mondiale (un démantèlement monétaire de la zone euro et/ou la sortie de l’UE d’un ou plusieurs Etats membres ?)

Alors, à quand cette troisième arche du pont européen lancé par-dessus le Bosphore ? Laissons donc plancher traders et autres bookmakers !

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