Il y a parfois sur les voies improbables que tracent vos aventures et dialogues de turcophiles – attention, mot dangereux qui risque de caractériser a priori ce petit billet qui commence à peine – des saillies quelque peu péremptoires.
Je me souviens l’été dernier de cette réplique qui ne m’avait pas peu laissé songeur. « Et si ces gens finissaient par devenir magistrats, comment rendraient-ils la justice ? »
En question : la possibilité de permettre aux étudiants issus en Turquie des Lycées d’Imams et de Prédicateurs de poursuivre des études supérieures classiques, dont les classes de sciences politiques qui ouvrent les sacro-saintes portes de la sacro-sainte fonction publique.
Effectivement, l’ambition des islamistes n’est-il pas d’infiltrer les rouages du pouvoir d’Etat avec des hommes et des femmes à eux de manière à en infléchir l’orientation ? Et qu’adviendrait-il si un juge venait à interpréter la loi selon les préceptes de la Charia ?
Sans aller plus avant dans la réflexion, l’argument paraît assez persuasif. Est-il pour autant convaincant ?
Avant de répondre, cherchons à déterminer la ou les raisons du silence de tous ceux qui sont en mesure de poser la question ci-dessus sans s’offusquer pour autant de la façon dont est rendue la justice en Turquie.
Baskin Oran répondait récemment à un interlocuteur scandinave que le problème de la Turquie aujourd’hui n’avait sans doute pour nom ni celui de l’armée ni celui des islamistes. Mais bien celui de la magistrature.
Nul besoin de revenir sur la honte de l’article 301 du code pénal qui lui tend un joli pied d’estale. Rappelons juste la très unique, inique et criminelle condamnation de Hrant Dink selon cet article… Le seul Arménien de la bande des « traîtres à la patrie ».
Observons l’instruction de l’affaire des meurtres de missionnaires dans la ville de Malatya.
Toute la première partie du dossier concerne « l’analyse » des activités des victimes et non celles des meurtriers.
Relisons également le contre acte d’accusation de Baskin Oran pour se faire une petite idée de la façon dont la justice est rendue en Turquie sur certains dossiers.
Rappelons encore une récente enquête réalisée auprès des magistrats turcs : 8 juges sur dix avouaient ne pas connaître le droit lorsqu’il était question de la patrie !!!
Quant à la patrie, je vous le donne en mille : il ne doit en être question que lorsqu’il s’agit de Kurdes, d’islamo-réactionnaires et d’Arméniens bien entendu.
A la première question, ajoutons donc celle-ci : « mais que font donc ces gens en habit de magistrat ? »
Si cela ne choque pas outre mesure, refuser aux « islamistes » de faire la même chose ne prend donc pas appui sur le principe de respect du droit mais sur autre chose. Une autre chose qui ne se comprend en fait que dans ce qui s’oppose le plus au droit, c’est-à-dire le recours à la force et au rapport de forces le plus brut qui soit.
Alors de là, quelques remarques :
il faut choisir entre la force et le droit puis assumer son choix. Mais ne pas parler de justice ou de démocratie si elles ne constituent que de très plaisants masques à l’application de cette force qui est à la base de ce qui constitua le « nation-building » dans les années 30 et que certaines élites en Turquie ne cherchent qu’à perpétuer.
Refuser aux « islamistes » une pratique ou un privilège dont on veut jalousement conserver l’usufruit ne procède pas d’autre chose que d’un rapport de force : il s’agit d’imposer à toute une société un modèle identitaire unique (moderne, laïque et turc).
Or dans le mythe de l’identité qui est aussi celui de la ressemblance et de la non-différence (indifférence), le non-différend (plus d’opposition, plus de conflit, tout a été préalablement purgé…Et soyez certains que l’imagination quant aux moyens de cette purge n’est pas des moins fertiles) n’est rien d’autre qu’un totalitarisme latent, abreuvé de volonté générale unanime et rayonnante… On y dispose du droit et de la règle comme on l’entend, dans l’exercice de la pleine souveraineté. Le droit devient synonyme d’instrument de la force. Et non de barrière ou de protection.
la première question – pourquoi les islamistes ne rendraient-ils pas la justice selon la Charia ? – répond très symétriquement à la pratique de ceux qui la rendent aujourd’hui selon la religion WASP turque (moderne, laïque, turc et sunnite). Nous n’échappons pas là à un autre type de confrontation identitaire dans laquelle les parties sont toutes des miroirs des autres parties.
de là, en plagiant Lénine (soigner l’ultra gauche critique de TE ; faire rire l’ultra droite qui agonit TE d’injures), « que faire ? » (1902)
Comment rendre au droit son statut et sa véritable utilité d’étalon et de référent positif, pratique et évolutif pour les conflits (qu’on ne fuit pas ; et qui n’ont rien à voir avec la violence en cela qu’ils sont médiatisés par le droit et les institutions) et les différends qui ne manquent jamais d’émerger dans une société échappant au mythe de l’utopique uniformité ethnique, raciale, religieuse ou tout simplement identitaire ?
Tout simplement n’en plus faire un absolu ou une arme mais le simple outil solide et négociable qui permet de gérer la diversité sociale et politique.
Le préserver du mythe et de sa plus grande menace ; cette unicité sociale ou uniformité identitaire qui ne peut que lui porter atteinte comme le feu au fer.
Droit et diversité
Car c’est paradoxalement l’acceptation de la diversité qui rend au droit toute sa crédibilité et sa solidité.
Sur quel autre terrain que le celui des principes du droit peuvent s’affronter d’éventuels (et largement mythiques) « islamistes » et « laïques » à partir du moment où chacune des parties accepte de voir médiatisés conflits et différends ?
Imagine-t-on jamais une justice dont les acteurs seraient incapables de jamais parler de la même chose, l’un parlant de la Charia, l’autre du droit laïque et national ? Incapables de se comprendre et de prendre la moindre décision ? Et ce, après des années de pratique et d’étude du droit ?
Imagine-t-on plus largement une société capable de se perpétuer selon un tel mode de fonctionnement ? Elle serait tout simplement condamnée à l’implosion.
Et finalement, la volonté de vivre ensemble passe par une simple question de bon sens.
Comment une société turque de plus en plus décloisonnée, consciente et active de ses différences et différends internes pourrait-elle jamais tolérer que le droit ne serve pas à les médiatiser mais à simplement refléter l’ensemble des conflits au grand risque de l’éclatement social ?
Voilà le vrai risque de démantèlement de l’Etat. Les vrais séparatistes agrandissent chaque jour un peu plus leur club : des irréductibles Kurdes du PKK aux magistrats dont le groupe social est sur la sellette…
Bon sens, volonté de vivre ensemble, droit positif : voilà aussi quelques arguments contre toutes ces visions identitaires qui ne contribuent pas peu à légitimer l’incroyable thèse du conflit des civilisations…
Car c’est aussi la nécessité et la volonté, la décision de vivre ensemble qui feront de l’UE ce qu’elle doit devenir. Simple question de bon sens.