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Ce Kurde qui pourrait sauver la Turquie

jeudi 8 avril 2010, par Baskın Oran

Il est en prison. N’y prêtez pas attention. La nuit dernière, il a fait irruption dans mes rêves, nous avons discuté toute la nuit. Son pouvoir de “sauveur”, c’est ça : sa méthode, la méthode d’Abdullah Demirbaş, la seule qui puisse jamais sauver la Turquie de ce problème kurde dans lequel elle est enfoncée jusqu’au cou. Si nos dirigeants se mettaient à réfléchir un tout petit peu, c’est la plus grosse de leurs médailles qu’il lui décernerait.

Parce que lui, Abdullah Demirbaş, ne donne pas dans le nationalisme. Dans un environnement où le nationalisme appelle le nationalisme, il verse, quant à lui, dans l’humanisme. A l’inverse de bon nombre de Kurdes (et, bien évidemment, à l’inverse de beaucoup de Turcs, nul besoin de préciser), il n’est pas nationaliste, simplement patriote.

De la différence entre patriote et nationaliste

Quelle est-elle cette différence ? Le patriote aime la terre où il est né, ses particularités. C’est tout. Il ne la compare pas. Et par conséquent, ne minimise pas les mérites des autres. Le nationaliste, quant à lui, ne loue que son propre peuple et, en somme, méprise les mérites ou les vertus des autres.
Ce n’est pas ce qu’a fait Abdullah. Aux Kurdes, il a montré comment ne pas penser qu’aux seuls Kurdes. Dans la ville où il était maire, 72 % des habitants avaient le kurde pour langue maternelle, 24 % le turc, 3% le syriaque et l’arménien, 1% l’arabe. Les brochures municipales, Abdullah les a fait publier en turc, kurde, syriaque, arménien, anglais et russe. Sa propre langue maternelle, le kurde, n’étant qu’une seule de ces cinq langues.
Et puis ? Bien que toute la rédaction municipale officielle se fasse en turc, le Conseil d’Etat, sur requête du ministère des Affaires intérieures, le démit, en 2007, de son mandat de maire au motif qu’il avait “rendu un service municipal en kurde”. Il fut réélu ; on le plaça cette fois en détention pour “appartenance à organisation terroriste” (le PKK, ndlr). C’était il y a près d’un an. L’acte d’accusation n’a toujours pas été rédigé.

Et en mai 2009, il écopa de deux ans et demi pour avoir usé, dans une phrase, d’une expression soulignant le respect qu’il pouvait porter à Öcalan (leader du PKK sous les barreaux depuis 1999, ndlr) : “Sayın [Monsieur] Öcalan”. D’un autre côté, il m’a dit cela la nuit dernière, écoutez voir : “il y a quelques jours, on a préparé un acte d’accusation pour l’une de mes allocutions. Mon crime était “de faire de la propagande pour le PKK, même sans en être membre”. Je suis là sous les barreaux pour appartenance à ce parti, mais voilà, dans un autre dossier, l’Etat qui proclame que je ne suis pas membre du PKK. Qu’est-ce qui est vrai ?” Il évoque ici l’article 220-6 du Code pénal de Turquie !

Il m’a également expliqué le pourquoi et le comment de cette photo parue dans les journaux où on le voyait menotté : “lorsqu’on m’a conduit des locaux de la police à l’hôpital (les personnes placées en détention provisoire en Turquie passent une visite médicale, procédure imposée dans le cadre de la prévention de la torture. Une seconde visite médicale a lieu lors de l’incarcération, ndlr) le policier installé à côté de moi demanda lorsqu’il entendit mon nom : “vous connaissez Abdullah Demirbaş ?” Quand j’expliquai que c’était moi, il me dit qu’il était un de mes anciens élèves. Je l’ai regardé, je l’ai reconnu. Jusqu’au tribunal, je ne fus pas menotté, et c’est lorsque je suis descendu qu’on a voulu me passer les menottes. Et c’est mon élève qui s’est retrouvé dans l’obligation de me lier les mains. Cela m’a beaucoup attristé, lui pas moins.”

Qu’est-ce qui affligea Abdullah ? “ Mon cher professeur, lors de mon arrestation ou juste après, certains “stratèges” politiques déclarèrent sur toutes les chaînes que ce traitement à mon égard allait permettre de développer, de renforcer l’ouverture démocratique lancée par le gouvernement. Dites-moi donc à quel projet démocratique j’ai pu faire entrave ?”

Allez-y, prenez le maquis, nous dit-on

Ton crime, Abdullah mon frère, c’est d’être, en usant du pluralisme, un obstacle à ce monopole vieux de 85 ans et détenu par l’élément ethnique turc, monopole qui allaite lui-même le nationalisme kurde. J’ai encore en tête ce que tu me dis durant cette nuit : “avec mon travail sur ‘le multilinguisme dans les collectivités territoriales et municipales’, je pensais avoir contribué à la démocratisation en Turquie. Parce que ceux qui m’ont arraché à ma fonction, sont ceux-là même qui ont lancé la télévision, les services sociaux et sanitaires, les cultes en plusieurs langues (le gouvernement AKP, ndlr). La police de la ville de Batman, la préfecture de Diyarbakir recherchent du personnel capable de travailler en employant le kurde. Et tout cela, on le présente comme un élément de la démocratisation à l’UE et au monde entier. C’est mon projet qu’on applique là.”

A n’en pas douter, cette arrestation recelait des messages à destination de la population : “ On nous fait savoir, à nous qui avons été élus avec 66% des suffrages, que la voie politique est close, qu’il nous faut aller voir ailleurs, recourir à d’autres méthodes. C’est la voie du maquis qu’on montre aux Kurdes. Or nous, c’est à la politique démocratique que nous voulons participer, nous refusons la montagne. Nous, nos adresses sont connues, nous sommes de ceux qui peuvent venir à chaque convocation de la justice, mais non, on nous arrête.” Or, à peu près à la même époque, le général Yurdaer Olcan allait être relâché après déposition, pour ce motif-là précisément : “son adresse est connue, il ne peut être soupçonné de fuite” (Radikal, le 26.03.10). Idem pour le général Abdullah Dalay.

Mais venons-en maintenant à la pire des choses qu’on ait imposées à mon frère Abdullah : “Avoir été démis de mes fonctions, avoir été jugé, tout cela a pesé sur mon fils. İl s’est mis à penser que la politique n’était pas la solution. Et mon fils nous a quittés. İl a seize ans. Et pourtant nous, nous avons toujours cru, opiniâtrement, que le méthode d’une solution à nos problèmes se tenait dans la pratique politique démocratique. Et nous y croyons toujours. Que l’on nous bloque nous, ainsi que la voie démocratique, ne fait que pousser les jeunes en dehors de la voie politique.” Vous l’entendez là, ce cri poussé par un père ?

S’il faut traduire : son fils, diplômé du lycée, a pris le maquis. Celui qui ne va pas à l’assemblée, part pour le maquis. Mais fallait-il bien qu’Abdullah ait à vivre une telle chose ?

D’un côté son frère, de l’autre son fils

Mais en fait, le drame d’Abdullah est encore plus compliqué : “Le frère de mon épouse est militaire. Elle vit avec l’angoisse permanente de les voir s’affronter un jour.” Hormis les Kurdes, qui vit un drame pareil ? Certaines mères ont un fils au service militaire, un autre au maquis. Ne se croiseront-ils, ne s’affronteront-ils pas par hasard, par une nuit sans lune ? Mais en fait, il est une solution, n’est-ce pas mon bon monsieur ? Si seulement cette mère avait pu empêcher son fils de partir pour le maquis !

Après ce moment d’affliction, il repartit de plus belle dans ses projets de multiculturalisme : “ mon cher professeur, avant de me faire arrêter, j’avais fait deux choses (qui me paraissent) importantes. La première, c’était le projet intitulé “chaque nuit un conte et chaque maison, une école”. En kurde, “Sere şeve çirokek her mal dibistanek”. Un recueil de 365 contes du monde entier. L’objectif : renforcer la communication intra-familiale ainsi que la conscience urbaine dans chaque cellule familiale. Parce que chaque soir, ils se seraient réunis au moins une heure pour se raconter des histoires (Il s’agit ici de s’adresser aux nouvelles populations urbaines, récemment arrivées de la campagne : l’habitude de partager des choses en famille le soir avec les enfants est une habitude urbaine et non rurale et paysanne. La proposition de M. Le maire visait donc à favoriser l’adaptation des populations nouvelles à la vie urbaine, ndlr).

La deuxième chose, c’était de donner le nom de personnages exceptionnels aux rues qui les avaient vu naître : Ahmet Arif, Mıgırdıç Margosyan, Naum Faik Palak. Nous nous approprions ainsi le pluralisme des cultures et un patrimoine historique commun. Par ailleurs, nous invitions au retour les peuples arménien et syriaque, tout en faisant notre propre critique. En tant que membre de la majorité, j’avais le devoir de me rendre responsable des autres cultures. Voilà le crime que j’ai commis, monsieur le Professeur !”

Il s’emballe, ses yeux brillent : “A Diyarbakir, dans le cadre de notre projet de Rue des Cultures, dans la même rue, nous avions le projet soit de créer, soit de restaurer une mosquée, une église chaldéenne, une autre arménienne, une synagogue, une maison de la culture alévie et une autre yézidie. Une autre des étapes de ce long projet est en train de s’achever. La restauration de l’église chaldéenne se poursuit, celle de l’église arménienne a commencé. J’ai entendu il y a peu que le ministre de la culture avait visité les lieux.” Alors que mon frère Abdullah est en prison.

Le jour perce. Abdullah s’est levé. Il est atteint de thrombose. Je lui demande comment il va. “ J’ai déjà fait une embolie pulmonaire. Bien sûr, comme l’affection est génétique, le risque de l’embolie est toujours présent. Je dois utiliser de la Coumadine pour que mon sang ne coagule pas. Mais ça aussi c’est dangereux. Si le sang est trop liquide, je risque l’hémorragie ; cela m’est déjà arrivé ici. Deux fois déjà, nous avons contesté la détention pour raisons de santé mais cela nous a été refusé. Peu importe. Ce sont les amis et la famille qui nous font tenir.”
Nous nous sommes embrassés. “J’espère que tout va s’arranger et que nous nous reverrons en des jours meilleurs”, lança-t-il. Puis il disparut sur ces mots, mon frère Abdullah. Je n’ai plus pu fermer l’oeil de la nuit. Je me suis levé et j’ai noté ce que vous venez de lire. Ce matin, j’ai appelé le directeur de cabinet. “ On l’a emmené ce matin à l’hôpital”, m’a-t-on dit. Enfin, si vous souhaitez lui écrire, vous le pouvez, à l’adresse suivante : “Prison de type D, C-5, Diyarbakir.”

Mais je répète, s’il y a quelque chose à vraiment lui transmettre, à lui remettre, lui décerner, c’est la plus belle distinction, la plus belle médaille de ce pays, quelle qu’elle soit.

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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