Ara Sarafyan est en totale symétrie avec moi. Tout comme votre serviteur est considéré à la fois comme un “traître” à la patrie par les nationalistes turcs pour sa volonté de déchiffrer la honte de la déportation de 1915 et à la fois pour un “négationniste” parce qu’il n’utilise pas le terme de “génocide”, mon ami Ara est également détenteur de telles qualités.
Mais en chiasme : la diaspora arménienne le rejette pour sa volonté de mener des recherches sur 1915 qui sortent des sentiers battus, et les nationalistes turcs le tiennent pour “le Directeur de l’Institut Gomidas, cet ennemi des Turcs qu’il vient exciter comme chatte en chaleur.” (H. C. Güzel Radikal, 27.04.08)
Ara Sarafyan nous a raconté le 24 avril (1915, date retenue par le peuple arménien pour commémorer le début de la déportation à laquelle furent massivement soumis les Arméniens de l’Empire ottoman par le triumvirat unioniste, ndlr) la semaine dernière dans le cadre de l’Université Bilgi alors qu’il était l’invité de l’Association pour les Droits de l’Homme. Le même jour dans les colonnes de Radikal, H.C. Güzel écrivait les phrases suivantes :
“Les personnes appréhendées étaient toutes membres d’organisations terroristes. D’après le professeur agrégé Yusuf Sarinay, on trouva chez eux un arsenal équivalent à celui qui aurait pu équiper une unité militaire de taille moyenne. On les a envoyés à Ayas et à Cankiri. Avec une dotation budgétaire de 2897 kurus, ils ont pu vivre en toute oisiveté pendant une période assez courte (Vacances gratuites en Anatolie, B.O.). La grande majorité d’entre eux fut libérée deux semaines plus tard. Seules 57 personnes furent envoyées à Der Zor. Les autres furent grâciées. L’emprisonnement du célèbre musicien Gomidas se résuma en tout et pour tout à 13 journées d’assignation à résidence dans la ville de Cankiri. Bien que tous aient été membres d’organisations terroristes, aucun ne fut condamné.” L’auteur s’appuie ici sur les données du professeur Sarinay mais sans préciser où, à quelle date et selon quelles sources cet historien a mené ses travaux.
Le professeur Kemal Ciçek de l’Institut d’Histoire Turque fit le même jour une déclaration à l’agence de presse azérie : “Le 24 avril 1915, ce sont 556 brigands membres d’organisations terroristes comme le Dashnak, le Hintchak et le Ramgavar qui furent appréhendés à Istanbul et en province. La plupart d’entre eux furent libres d’aller et de venir sur le lieu vers lequel ils avaient été envoyés sous réserve de se présenter chaque jour au poste de police pour pointer. Puisque telle est la réalité, pourquoi les Arméniens commémorent-ils ce jour-là ? Tout simplement parce que Dadrian écrit un tel scénario. L’une des personnes arrêtées ce jour-là était le célèbre terroriste Komitas.”
Komitas ? Une telle orthographe pour “Gomidas” ne manque pas de rapprocher son nom du terme “komitaci” (terme turc désignant un rebelle, membre d’une organisation secréte nationaliste et révolutionnaire dont le nom est resté célèbre en Bulgarie et en Macédoine à la fin du 19e et au début du 20e siècles, ndlt).
Mais bon sang, cet homme était un orphelin arménien issu d’un village proche de Kütahya !!! Il ne connaissait pas d’autre langue que le turc. Il a appris l’arménien des psaumes et des textes religieux qu’il chantait et récitait à Eçmiyazin (ville d’Arménie aujourd’hui, le siège partiarcal armenien). Il devient membre du clergé mais consacre tout son temps à collecter les chants arméniens pour les faire accéder à la polyphonie. En 1915, on l’arrête aussi.
Artiste c’est un homme sensible et fragile. Il perd la raison. Il mourra d’ailleurs dans un hôpital psychiatrique parisien, ville ou sa statue se trouve aujourd’hui érigée. Vous pouvez lire son histoire dans le livre de Markar Esayan, “La Rencontre”( en turc aux éditions Hayy kitap). Il a réécrit la musique liturgique arménienne qui est l’un des deux standards musicaux utilisés aujourd’hui dans toutes les églises arméniennes. Ah le terroriste Komitas ! Nous avons rendu le musicien fou. Et en le traitant de terroriste, nous rendons fous les Arméniens.
Il est pourtant sûr que parmi les gens appréhendés le 24 avril, il était des personnes “dangereuses” soutenant les komitacis. Mais la question qui se pose est la suivante : où tous ces gens ont-il été jugés ? Pourquoi ont-il été condamnés ? Et quelles furent les décisions de justice ?
Ce sont autant de questions que j’ai posées à Sarafyan par Skype. Ce sont ses réponses qui suivent.
Aucun procès. Aucune défense
« Il n’est dans les archives ottomanes pas un seul document accusant ses personnes. D’après le professeur Mim Kemal Öke, les preuves de leur accusation existent dans les archives des bureaux du Premier ministre. Au début des années 1990, à deux reprises, j’ai demandé à consulter ces documents. A chaque fois le dossier était vide. Le responsable qui, si je me souviens bien se nommait Sadi Bey, fut très surpris de ma demande, mais j’ai demandé la photocopie de la couverture originale qui contenait en même temps un résumé. Pour ce que j’ai pu comprendre, le professeur Öke a vu la présentation faite de ce document dans le catalogue et s’est contenté de reproduire ce que disait le résumé.
Sans parler de la vulgarité de ses propos, ce qu’a écrit H.C. Güzel est bien plus informé que ce qu’a dit le professeur Ciçek (quoi qu’on puisse en dire, il a quand même été sevré à l’encre de Sciences Po, B.O.). Ciçek dissimule que les partis Dasknak et Ramgavar sont à cette époque des partis légaux (jusqu’à la proclamation de la dictature des Unionistes en 1913, ce sont des partenaires de coalition B.O.). Il évite aussi de préciser qu’aucune des personnes appréhendées ne sera présentée devant un tribunal et n’aura donc la moindre occasion de se défendre.
Il avance que Dadrian gonfle les chiffres des prévenus mais il omet de dire que Dadrian tient ces chiffres du livre d’un célèbre nationaliste turc : Esat Uras (né en 1882 à Amasya, Uras est un unioniste. Il connaît bien l’arménien. Diplômé en 1904 de Sciences Po, il travaillera dans les services de renseignement, B.O.)
Les informations que je détiens proviennent en particulier des notes du religieux Krikoris Balakian qui fut l’une des personnes appréhendées cette nuit-là :
La nuit du 24 avril, ce sont environ 220 hommes qui sont arrêtés, conduits et enfermés à Mehterhane, prison centrale. Ce sont, pour la plupart, des gens célèbres : des membres de partis politiques, des activistes, des journalistes, des docteurs, des enseignants, des commerçants et des artistes. Le lendemain depuis Sarayburnu (rive européenne-ndlr), on les conduit à la gare de Haydarpasa (rive asiatique –ndlr) , et de là en Anatolie par le train.
27 d’entre eux descendent dans le village de Sincanköy. Un groupe descend à Ayas, un autre à Cankiri. La situation s’éclaircit donc un peu :
a) Ceux qui sont conduits à Ayas, environ 70, sont des intellectuels connus. On les jette en prison sous bonne garde.
b) Les autres, environ 150, sont placés dans des voitures à partir d’Ankara et envoyés à Cankiri. On les confine d’abord dans des baraquements militaires. Puis on les lâche en ville a condition de venir signer chaque jour.
Que sont-ils devenus ?
Ce que tous ces gens croient : l’Empire est en guerre et on se bat dans les Dardanelles. On pense que nous avons quelque sympathie pour les alliés et on prend donc des mesures préventives à notre égard. La plupart pensent qu’il sera facile de faire la preuve de son innocence. Cela doit être une erreur et ils s’en rendront vite compte. Chez certains se fait jour une peur : celle que cette arrestation ne cache autre chose.
On peut ainsi résumer leur sort :
1) Environ 20 d’entre eux peuvent rentrer à Istanbul sur intervention de diplomates.
2) Quelques autres arrêtés par erreur sont relâchés. Il en est qui en réchappent par miracle. Par exemple, A. Andonian reste en retrait du convoi parce qu’il est tombé d’une voiture et s’est cassé la jambe.
3) Les 70 personnes envoyées à Ayas sont ensuite envoyées au centre de rassemblement de Der Zor dans le désert syrien. Là sur les 62 personnes qui se trouvent sur la liste de Balakian, 46 sont tuées. Plus 13 autres qui ne sont pas mentionnées sur cette liste. Mais dans les sources ottomanes, il n’est pas fait mention de ceux qui sont arrivés a Der Zor.
4) Sur les 150 envoyés à Çankiri, 81 sont déportés dès le mois de juin en trois convois. D’eux, on n’a plus de nouvelles ensuite.
Il y a très peu d’informations en ce qui concerne les assassinats. On donne l’ordre de se mettre en marche, puis plus aucune nouvelle. Il est connu que le groupe de 5 personnes parmi lesquelles se trouvaient Taniel Varoujan et Rupen Sevag est massacré par un groupe de bandits kurdes dans les environs du village de Tüney, alors qu’ils progressaient sous progression de la gendarmerie. D’après Andonian, 24 autres personnes sont tuées et enterrées à Elmadag. Balakian donne le nom de 69 personnes parmi celles conduites à Cankiri et dit que 25 parmi elles furent tuées. Il dit aussi que la plupart des autres furent tués mais ne donne pas de nom.
Si Güzel et Ciçek pouvaient infirmer la version de Balakian en s’appuyant sur des archives, je me réjouirais en tant qu’historien. En affirmant par exemple que les personnes appréhendées sont encore en vie en 1920. Ou qu’au moins elles sont arrivées à Derzor. Autrement je ne pourrais pas les prendre au sérieux. Mais je tiens tout de même à leur donner un indice. Peut-être cela leur sera-t-il de quelque secours :
Le 10 mai 1915, Talat Pacha demande à ce qu’on lui précise les noms, titres, professions, adresses et dates de naissance des personnes envoyées à Ayas et Cankiri. La référence de l’archive : BOA.DH.Şfr.no.52/297. »
Conclusion
Je reprends la parole. Voilà tout ce que nous pouvons apprendre après 93 ans. Et encore, voyez un peu le fossé entre ce qu’avancent Güzel et Çiçek et ce que leur répond Sarafyan.
Où se trouve la vérité ? Je ne puis savoir. Mais outre le fait que Sarafyan puisse sembler plus convaincant, j’aimerais ajouter deux choses :
1) Ces gens arrachés à leurs maisons en pleine nuit n’ont jamais été conduit devant un tribunal. On ne leur a pas permis de se défendre. Puis, la plupart d’entre eux ont “disparu”. H.C. Güzel a complètement raison : aucun d’entre eux ne fut condamné.
2) Je n’ai pas vécu 1915. Mais j’ai pleinement vécu 1971 et 1980 (les coups d’Etat –ndlr). Ces deux dernières dates n’étaient que de pâles copies de la première.