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Turquie : quand s’effondrent les murs du mensonge

lundi 2 janvier 2012, par Oya Baydar

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Chez nous, ça n’est pas cent ans de solitude, mais cent années de mensonge. Du lancement du processus de ’nation-building’ initié lors de l’effondrement de l’empire ottoman, jusqu’à nos jours, un siècle quasiment, nous vivons dans un monde virtuel, un monde de mensonges. Enfin, « on nous fait vivre » dans un monde de mensonges, je devrais dire, parce que nous, nous n’avons pas choisi ; cela fait au moins trois générations qui viennent au monde dans ce mensonge ; nous avons été élevés dans ce monde-là, avons étudié sur les bancs des écoles de ce mensonge ; nous nous sommes constitués des idées, des valeurs et un sens moral en inhalant cet opium qu’on nous proposait. Quand nous en prenions conscience, que nous nous disions « et si ? », quand nous nous insurgions en écartant un pan du mensonge sur la réalité, quand nous nous écriions, « non, tout cela n’est que mensonge ! », nous nous retrouvions devant les tribunaux de ce monde-là, dans ses geôles, ses salles de torture, pendus à ses gibets ou dans ses fosses communes. Au mieux en ressortions-nous inaptes à rien, apatrides, sans nom et sans rien dire.

Tous les États, toutes les nations, les sociétés, communautés, tous les systèmes politiques ; toutes les idéologies, religions, sectes etc.., tout a ses propres mensonges, ses propres constructions et mythes. Parce que les autorités temporelles et spirituelles fondent et renforcent le pouvoir de ceux qui les détiennent, elles sont fondées sur des illusions, des mensonges, des sacralisations et des légendes susceptibles, lorsque c’est nécessaire, de mener les masses à la mort. Et la perception des masses, leur conscience, leur vision du monde sont formées, dirigées et manipulées sur la base de ces mensonges via la force, les menaces et la peur, ou bien, de façon plus douce, par la puissance de l’éducation, des médias et de la politique. Les histoires officielles sont les contes merveilleux que les souverains et les idéologies souveraines racontent aux masses ; c’est l’opium des masses. Et dans leur majorité, les masses, elles l’inhalent bien volontiers cet opium ; elles y prennent plaisir. Elles en ont besoin pour donner un sens à ce monde sauvage et violent, à cette aventure tragique qu’est l’humanité. Elles s’approprient l’histoire officielle des puissants, voire les apothéoses qui leur attribuent une force surnaturelle ; elles acceptent même de guerroyer et de donner leurs vies pour ces illusions.

On ne ment pas qu’en déformant la réalité, mais également en se taisant, en faisant taire, en oubliant ou en faisant oublier. Les récits des idéologies officielles sont pleines de ces silences taiseux. Comme si les faits n’avaient jamais existé. La construction d’une amnésie collective constitue l’une des principales fondations de ce monde virtuel que construisent les puissants et auquel, eux-mêmes, finissent par croire.

Difficile de se confronter à la réalité

Ces derniers temps, nous sommes entrés dans une stupéfaction collective en Turquie. Le sol se dérobe sous nos pieds. On a commencé à discuter de choses, de personnes, de choses sacrées, de valeurs et de réalités auxquelles nous avions crues, auxquelles on nous avait fait croire pendant tant d’années. Les récits officiels ont été interrogés, les totems et les tabous ont perdu leur immunité ; ils continuent à les perdre encore. Des sujets qu’on craignait, je ne dis même pas d’aborder, mais de simplement penser, il y a quelques années, passent désormais sur les écrans de nos télévisions. Et ce ne sont pas que les pages effacées de notre histoire récente, pas que les mensonges de l’histoire officielle ; mais de notre passé socialiste jusqu’à la situation actuelle des principes du mouvement islamiste, nous sommes entrés dans un processus d’interrogation, d’évaluation et de confrontation progressive avec les idéologies, les modes de pensée, les croyances et les visions du monde de trois voire quatre générations.

Certains sont furieux et réagissent : « Quel besoin y avait-il de venir remuer la vase maintenant ! » - « Ça, c’est l’œuvre des traîtres à la patrie qui cherchent à détruire la République d’Atatürk ! » - « Des provocations des ennemis de la religion, des hérétiques ! » ou bien « C’est un complot des traîtres de l’intérieur et des foyers d’agitation extérieurs qui cherchent à humilier l’identité turque ! »

Il est possible de comprendre leur gêne et leur colère, à tous. L’ébranlement des croyances gravées dans les cœurs et les esprits des gens est une chose encore plus effrayante que la seule sensation de sentir le sol se dérober sous ses pieds. L’interrogation des croyances et des choses sacrées crée de lourds traumas chez la personne comme dans la société. L’individu et la personne résiste à l’acceptation, à l’apprentissage, à la prise de conscience et à la connaissance de la réalité. C’est un processus difficile et douloureux que celui-ci ; il peut même parfois pousser la personne et le groupe à se refermer sur soi pendant un moment, à se blinder, ne plus rien écouter.

Mais quoi qu’il en soit, le changement social échappe en grande partie à notre propre volonté. Même s’il est possible de peser sur, voire de diriger pendant un temps et dans une certaine mesure, ce changement, il n’est pas possible de se mettre sur son chemin et de l’entraver. Et surtout dans notre monde globalisé, dans la région et dans le pays qui est le nôtre, alors que nous avançons vers la seconde moitié du 21e siècle, l’histoire officielle du 20e, les mensonges de ces historiographies, et tout aussi importants que ces mensonges, ces faits et événements cachés aux sociétés pendant toutes ces années, tout cela n’est tout simplement plus dissimulable. Parce qu’au point où nous sommes parvenus, ces mensonges et ces silences pèsent et forcent la société. Lorsque nous voulons faire un pas en avant, notre passé nous entrave. Et si pour s’en sortir, l’opération est douloureuse, il est impératif de faire ressortir la veine de la réalité.

Comment nous mesurerons-nous à notre passé ?

Ces derniers temps, tout a été chamboulé. La tutelle de l’armée sur le pouvoir civile, le putschisme, le massacre de Dersim de 1937-1938 [Massacre de populations kurdes (et arméniennes) dans une région montagneuse de l’anti-Taurus], la déportation et le massacre des Arméniens en 1915, la question kurde, les événements des 6 et 7 septembre [pogroms anti-grecs en 1955 à Istanbul et Izmir], l’impôt sur la fortune, les droits des non-musulmans, les massacres de Maras, de Sivas et de Corum, etc., l’alévisme, les écoles coraniques, l’institution du ministère de la religion... l’objection de conscience, le service militaire obligatoire ; et puis les crimes et les activités de l’État brigand qu’on a regroupés sous les appellations de Susurluk et d’Ergenekon... Tout cela s’est déversé sur scène en une ribambelle ininterrompue. Une maille a été tirée et c’est tout le tricot qui s’est défait.

Il en est qui sont mal à l’aise de voir le tricot se défaire, de voir cette prise de conscience, de voir les mensonges sortir au grand jour et de voir s’ouvrir des débats sur des sujets tabous. Ils sont même majoritaires. Ils ont peur que s’effondrent leurs souverainetés politiques et idéologiques, que se brisent le confort de leurs représentations, de perdre ce monde auquel ils ont cru et fait croire depuis si longtemps. Et pris de fureur, ils demandent : « Qui est-ce qui pousse à cela ? Qui est-ce qui a ouvert la boîte de Pandore ? Quels sont leurs objectifs ? » Et tout le monde de trouver un responsable à sa mesure, ou à celle de son obédience politique et idéologique. Les suspects les plus courants sont : l’AKP en tout premier lieu, les Kurdes et les démocrates.

Ce qui n’entendent rien au changement, ceux qui y résistent, ne se rendent pas compte que ce qui entrouvre le rideau, qui ouvre la boîte ou tire la maille du tricot, n’est rien d’autre que l’air du temps. Le mouvement islamo-sunnite, qui a l’AKP pour représentant aujourd’hui, et le mouvement kurde ne sont en fait que les simples représentants de cet esprit-là. Pourquoi eux ? Parce qu’ils sont tous deux des forces que l’État-nation a maintenues en marge du pouvoir et a même contraintes à se terrer, et qu’en ce sens, ils viennent tous deux d’en dehors du système et sont au nombre des victimes de près d’un siècle de ce même système ; ils ébranlent donc le monde virtuel de l’État-nation turc... En fait, le mouvement kurde est plus radical et plus destructeur que l’AKP, parce qu’à la différence de l’AKP qui s’est articulé au système de pouvoir et qui l’exerce depuis dix ans, les Kurdes sont encore aujourd’hui des victimes de ce système, ils n’y sont pas encore entrés ; et en tant qu’opposants au nationalisme turc que l’AKP s’est accaparé, ils représentent la part de la population la plus éloignée de l’État-nation.

Je pense que pour se confronter à notre passé, il faut avant tout interroger l’idéologie et la structure de l’État-nation turc. Des massacres de Dersim à la déportation des Arméniens, de Susurluk à Ergenekon, au cœur de tous ces événements qui se sont abattus sur nous comme une nuée de cauchemars, il est un produit de l’idéologie et de la mentalité de cet État. Et tous ces événements sont liés les uns aux autres, ils s’alimentent à la même veine. Si vous vous confrontez à l’un d’eux, vous ne pouvez pas en ignorer un autre, si vous demandez pardon pour l’un, vous ne pourrez pas fouler l’autre au pied. Vous n’irez pas loin en espérant tirer quelque avantage politique que ce soit en en laissant un hors examen, histoire de servir vos intérêts. Se confronter au passé est une responsabilité totale.

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Sources

Source : www.t24.com.tr

- Traduction pour TE : Marillac

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