Le monastère syriaque de Mor Gabriel, vous vous souvenez, j’en ai parlé dans mon papier du 6 février dernier. Mais plus j’y réfléchis, plus mon cœur se comprime. Franchement, je peux comprendre beaucoup de choses. Je peux comprendre que les terres de ce monastère soient, depuis des siècles, rongées et grignotées par ses voisins kurdes. Parce qu’à la campagne, le paysan est un loup pour le paysan et parce que c’est l’une des choses les plus compréhensibles, et malheureusement les plus naturelles dans notre pays, que de voir le musulman rogner les droits du non musulman. Mais il est deux choses que je ne peux pas avaler :
1) Outre le fait que notre Etat n’ait pas empêché ce grignotage, comment se fait-il que le Trésor public ait pu lancer une procédure judiciaire contre l’antique monastère - dix-sept siècles - de ce peuple opprimé ? Et en invoquant ceci, par-dessus le marché : “Les services de mon cadastre sont passés par là et ces terres ont été inscrites à ton nom. Tu les rendras !” Mais bon sang, si ça avait été le contraire, si le cadastre était passé par là et qu’il avait attribué ces terres à l’Etat, alors oui je comprendrais. Mais le cadastre n’est-il pas une administration d’Etat ? Est-ce parce qu’ils ne savent pas mesurer les surfaces, ou bien parce que les prêtres à barbe noire du monastère leur ont fait craindre l’excommunication que les gens du cadastre ont ainsi agi ?
2) Alors que le tribunal local a débouté le Trésor public, comment la Cour de cassation trouve-t-elle l’audace de se pointer et de délivrer un jugement contraire aux intérêts du monastère, malgré les prescriptions très claires de l’article 14 de la loi sur le cadastre ?
Allez, attribuons la première à un réflexe, disons, “d’Etat-nation”. La Cour de cassation ? J’ai bien peur que pour rendre compte de cela, il ne faille recourir à l’argument de la “cohérence”. C’est elle qui, par trois fois, en 71, 74 et 75 a établi la “jurisprudence” selon laquelle “ les citoyens non musulmans sont des étrangers” en énonçant que “ les fondations des non turques ne peuvent pas acquérir de biens immobiliers”. Elle a cousu l’habit juridique de la saisie progressive des biens des fondations non musulmanes. Et c’est ainsi que, dans ce pays, fut confirmée la “disposition” selon laquelle on ne peut être turc sans être musulman.
Mais le nombre de mes lignes n’est pas extensible. J’en viens donc au fond. L’histoire que je vais vous raconter, c’est celle de cette cohérence de la Cour de cassation. Et puis, c’est aussi pour dire que, vingt-trois ans plus tôt, notre gouvernement était plus juste et plus clément. Je résume deux articles que j’avais écrits en 86 et 88 et que j’ai retrouvés en préparant mon nouveau livre, “les non musulmans de Turquie”.
L’héritage de Madame Pénélope
Madame Pénélope est une Grecque d’Istanbul. Citoyenne de la République de Turquie, inscrite au registre d’état civil de Fatih. On la marie à un jeune grec d’Istanbul. Comme son mari est de nationalité grecque, elle acquiert la nationalité grecque. C’est la législation en vigueur à l’époque. En 1980, avant de mourir, elle lègue ses biens immobiliers à Elpida Frangopoulo, citoyenne turque. C’est un tribunal d’Istanbul qui délivre le document officiel de son héritage à Madame Elpida.
La suite n’est que profonde affliction. Le Trésor public entre en lice : “selon un décret secret de 1964, les biens immobiliers des ressortissants grecs ont été gelés. Pénélope ne peut pas laisser d’héritage ou autre. Nous faisons appel.” A cette époque, la Cour de cassation est pareille à ce qu’elle est aujourd’hui. Elle donne raison au Trésor. Le dossier revient à Istanbul. Et là, le tribunal d’instance statue à nouveau en faveur de Madame Elpida. Le Trésor fait appel. La Cour de cassation recasse. Le dossier part au 11e tribunal d’instance. Là, le juge établit que la situation de Madame Pénélope ne ressort pas au décret de 1964 et donc, pour la troisième fois, que l’héritage est valable. Le Trésor refait appel. Tout simplement affligeant. La Cour de cassation réitère ses précédentes décisions, mais en se fendant, cette fois, d’une édifiante déclaration :
“ Pénélope est née en Turquie de personnes d’origine grecque. Contrairement aux dispositions du décret, elle n’est pas de race turque. Par la suite, du fait qu’elle est passée à la citoyenneté grecque, elle est devenue grecque d’origine et de nationalité. Elle n’a donc pas le droit de transmettre ses biens par héritage.”
La Cour de cassation et le souci de la “race”
Que le bon dieu m’accorde un peu de patience !
1) Dans le décret secret, il est nullement question d’une distinction entre “race turque” et “race grecque” ; cette distinction n’existe que dans la tête des juges de la Cour de cassation.
2) L’article 7 de ce décret énonçait que ce dernier n’était pas applicable aux personnes qui n’étaient pas nées sujets grecs, c’est-à-dire à celles qui avaient acquis la citoyenneté grecque par la suite.. Histoire de ne pas les léser pour rien. Par ailleurs, l’article 8 disait précisément tout le contraire, à savoir que les personnes nées grecques ne pouvaient échapper au décret en changeant de nationalité.
3) Si Madame Pénélope était entrée dans le champ d’application de ce décret secret, elle aurait tout d’abord été empêchée de jouir de ses propres biens. Or de 1964 à sa mort en 1980, elle a recueilli ses loyers, etc.
4) Comment la Cour de cassation sait-elle que Madame Pénélope est de “race grecque” ? Si c’est du fait de son nom, alors c’en est fini des Melissa et de tous les Iskender (Alexandre) de Turquie, à commencer par tous les vendeurs de kebabs (dont l’une des enseignes les plus courues est Iskender Kebap) !
5) Et, selon la même logique, une Allemande épousant un Grec devient-elle “grecque d’origine” ?
6) Et, par-dessus tout, l’article 35 de la constitution énonce que “le droit de propriété ne peut être limité que par la loi”. Mais comment fait donc la Cour de cassation pour accepter qu’il le soit par décret, et pire encore, par décret secret ? Ou alors est-ce qu’au principe selon lequel “la justice est le fondement de l’Etat”, on aurait substitué le suivant : “lorsqu’il est question de la patrie, la justice n’est qu’un détail” ? Poursuivons.
Madame Elpida demande une réformation de l’arrêt (reconsidération de la décision) contre cette décision édifiante de la Cour de cassation. La deuxième chambre de la Cour s’y oppose aussitôt. Le dossier revient devant le 11e tribunal d’instance d’Istanbul qui maintient sa précédente décision. Tout comme la 12e tribunal criminelle qui a récemment confirmé l’acquittement de Pınar Selek, pour la troisième fois. Cette fois, comme pour toutes les affaires de ce genre, le dossier s’en va devant l’Assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation qui doit statuer en dernier lieu. Comme aujourd’hui dans l’affaire de Pınar, qui se retrouve devant l’Assemblée plénière des chambres pénales. Et le 2 avril 1987, la Plénière donne raison à la seconde chambre. Madame Elpida demande à nouveau une réformation de l’arrêt.
“Ici c’est la Turquie, mon frère”
La demande est prête à être discutée et le procès à prendre fin, mais il se produit un événement inattendu. Les premiers ministres grec et turc, Özal et Papandreou, se rencontrent à Davos et le 6 février 1988 on met un terme au décret secret de 1964. Que va faire la Cour de cassation dans ce cas de figure ? Elle refuse à nouveau la réformation de l’arrêt.
Bon, et là-dessus ? Le 29 avril, un courrier officiel parvient au 11e tribunal d’instance d’Istanbul : “Le Trésor public renonce au procès qu’il a ouvert en contestation d’héritage contre Elpida Frangopulo – Le ministre des Finances et des Douanes, A. K. Alptemoçin.”
Dans un pays lointain, lorsque les spectateurs n’appréciaient pas un arbitre, ils l’arrosaient de noms d’oiseaux, tous plus indécents les uns que les autres, et concernant tous ses tendances personnelles. Le temps passe, on sort une loi : si tu cries cela, il t’arrivera cela, etc. Au premier match, un spectateur se lève et crie de toutes ses forces : “hé, l’arbitre ! Tu comprendras bien !”
Le Trésor comprendra-t-il tout ce que j’ai dit, je ne sais pas. Au petit bonheur la chance !