Que faire ? Tirer à vue sur l’ambulance sarkozienne ou déplorer la marche du cortège batavo-corrézien... Non, le mieux est encore de ne pas s’affliger plus que de raison et de retourner la lorgnette : ô céleste grandeur de la politique française qui trouve enfin à se pencher sur le Caucase, l’une des questions les plus cruciales quant à l’avenir stratégique européen. En effet...
Petit rappel. Parmi les multiples crises auxquelles l’Europe, l’UE et le monde sont confrontés, il en est deux qui concernent l’UE au premier chef. Celle d’abord, dans laquelle elle se débat depuis plus d’un an maintenant, la crise financière, devenue crise de la dette et crise de l’euro. Grosse d’un saut fédéral que les élites européennes savent inéluctable, sans pouvoir encore en trouver, ni les formes, ni les voies politiques, elle constitue bien légitimement l’urgence sur tous les agendas politiques continentaux.
Mais grandeur de notre époque dont les crises ne déclinent chacune qu’un pan de la désintégration d’un système global, la crise de la dette européenne a beau être tétanisante pour les opinions et les responsables politiques, elle n’en sert pas moins de rideau de fumée à une crise plus large, et sans doute plus grave encore, liée, quant à elle, à la réorganisation des rapports de puissance à l’échelle du monde.
Crise ou mutation stratégique globale, elle se situe sur l’horizon nécessaire du printemps arabe, soit l’Iran et le système de sécurité articulé autour de ce pays, de plus en plus central sur la carte d’un monde au barycentre de plus en plus asiatique.
Sur cet horizon, la concurrence est nette : pour faire simple, ce sera l’Europe ou la Russie, au mieux une entente des deux.
Pour l’Europe, il en va tout simplement de son existence stratégique dans le monde de demain et ce pour une double raison :
Nécessité de garantir la stabilité et la prospérité d’une région située à ses portes et de ne laisser à quiconque le privilège de sa faire faiseur de rois dans la zone. Pour l’Iran, l’alternative à un partenariat avec une UE acteur global est nucléaire. Or la bombe iranienne impliquerait une nucléarisation totale de la région (Turquie, Égypte, Arabie, Israël)... Au choix.
Nécessité pour l’UE de s’aménager un accès à l’Océan indien et à l’Asie centrale, via un partenariat stratégique hyper-privilégié avec l’Iran.
Or pour atteindre ces deux objectifs et relever le défi du grand changement et basculement stratégique, il faut à l’UE faciliter le démantèlement de l’axe informel Moscou – Téhéran – Damas. La repoutinisation de la Russie actuelle et de sa politique étrangère n’est d’ailleurs pas étrangère à l’émergence progressive de ce grand jeu.
La révolution en cours en Syrie menace directement le premier maillon de cet axe. Le second maillon, quant à lui, est caucasien et principalement arménien (le chaînon stratégique manquant entre Moscou et Téhéran) : il faut ici envisager la réouverture de la frontière turco-arménienne, l’établissement d’un véritable dialogue entre les deux peuples et les deux États ; bref, la création à terme d’un indissociable couple turco-arménien qui ouvrirait la voie d’une Transcaucasie (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) unifiée, ouverte (à l’UE) et pacifique, tenue à distance des intrigues et des pressions russes.
Vision stratégique ou invertébrisme ?
Alors oui, une fois n’est pas coutume, M. Sarkozy a raison, la Géorgie est, ou du moins, sera européenne ! Mais il lui faut poursuivre son raisonnement sans lacune aucune : la Géorgie ne sera européenne que dans la mesure où la Turquie le sera également, que dans la mesure, donc, où s’accomplira la réconciliation turco-arménienne, que dans la mesure où l’UE aura une frontière commune avec son premier partenaire global, l’Iran.
Sinon à quoi cela sert-il de se faire applaudir à Tbilissi, si ce n’est à se payer de mots ? À quoi une visite éclair dans le Caucase sert-elle ? À quoi devrait-elle servir ?
En quoi les démarches et les positions de la politique étrangère française – et qui sait, un jour, peut-être européenne ? - peuvent-elles contribuer à la très nécessaire réconciliation turco-arménienne ?
Combien de temps encore faudra-t-il répéter que contraintes, vexations, pénalisation et suffisance n’incitent pas au travail de mémoire, encore moins à la réconciliation ? Et qu’en aucun cas, elles ne sauraient se substituer à la formulation d’une véritable politique en direction du Caucase et des marges orientales de l’Europe.
Mais le plus inquiétant n’est encore pas le président actuel ; c’est la perspective d’alternance... À la question posée cette semaine, de savoir ce qui changerait avec un président de gauche, M. Hollande en est revenu à ses vieux démons : entre matraquage de la dette, engagement flou sur la limitation du cumul des mandats, réforme du statut du président de la république et vague proposition de retour à la ’normalitude’, il a réussi la prouesse de glisser sa vieille lubie de « pénalisation de la négation du génocide arménien ».
Rappelons tout de même qu’une loi allant dans ce sens fut votée par l’assemblée nationale en 2006 : elle était tout droit sortie des cartons d’un PS alors dirigé par M. Hollande. Elle avait fait dire à Hrant Dink que si une telle loi venait à être votée en France, il viendrait à Paris pour ’nier’ le génocide arménien et se faire condamner. Ça n’aurait assurément pas manqué de piquant. Faudra-il rappeler à M. Hollande qui était Hrant Dink ?
Évoquant alors la ’turquification’ en cours de la France, Baskin Oran avait signé une mémorable tribune intitulée Soixante-neuf, dénonçant la posture, pour le moins équivoque, des ultra-nationalistes turcs et de ce qui servait alors d’opposition en France.
Est-on en droit d’attendre des campagnes électorales qui s’ouvrent aujourd’hui un peu plus que l’éternel ressassement de vieux éléments d’un discours éculé ? Si oui, montrons-nous impatient de ce que le ou la ’grande’ adversaire du président éventuellement sortant nous trace de vraies et profondes perspectives stratégiques. Une chose est sûre, un tel engagement porte en lui le refus de tout invertébrisme politique.