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Pénalisation de la négation du génocide arménien : « une loi qui donne du grain à moudre aux nationalistes »

samedi 21 janvier 2012, par Guillaume Perrier, Samim Akgönül

Samim Akgönül, historien et politologue, professeur au département d’Etudes turques de l’université Marc Bloch de Strasbourg, spécialiste des « minorités » de Turquie livre son avis sur la proposition de loi pénalisant la négation du génocide arménien de 1915 :

Quel impact aura le vote, selon vous, sur la Turquie ?

Depuis une dizaine d’années il existe en Turquie un débat sans précédent sur des questions identitaires et sur la question de l’Histoire officielle, englobant celle des Arméniens. On peut diviser ces débats en trois catégories distinctes, la contestation de l’Histoire officielle des minorités non-musulmanes, principalement Grecs et Arméniens ; la contestation de l’Histoire officielle des Kurdes, et la contestation de l’Histoire officielle des Alévis. Ce qu’il faut retenir est le fait que ces trois débats sont menés parallèlement, par les mêmes milieux comprenant quelques universitaires, quelques organisations de la société civile (fondations telle que TESEV), et quelques journalistes.

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Samim Akgönül
Crédits : Guillaume Perrier

Bien que menée par un groupe restreint, l’impact de cette démarche fut très large. Le colloque sur les Arméniens à l’Université Bilgi en 2005, l’exposition sur les événements du 6/7 septembre 1955 [des pogroms anti grecs dans le quartier de Pera] encore en 2005, La réunion des Grecs d’Istanbul en 2006, la pétition d’excuse aux Arméniens de Turquie ayant reçu près de 30 000 signatures en 2008, la première commémoration du 24 avril sur la place Taksim en 2010, d’innombrables articles de journaux, livres, colloques, conférences et débats télévisés en sont quelques exemples.

Bien entendu, dans cet engagement, l’assassinat de Hrant Dink en 2007 est un point de rupture très important. Les milliers de personnes qui ont marché après ce meurtre dont les implications ne sont toujours pas claires, ont réussi à avoir l’effet d’une bombe sur l‘opinion car à travers cet engagement, l’homme de la rue a pu connaître les positions courageuses, intelligentes et humanistes de Dink. Parmi ces positions, il y avait une opposition de la part de Dink, à toute restriction à la liberté d’expression. Il s’était par exemple opposé à la pénalisation de la « négation » du génocide en France. Ainsi, à travers la figure de Hrant Dink, à travers par la suite des activités de la Fondation Hrant Dink, la société turque est plus que jamais au cœur d’un débat sur la question du génocide et plus généralement sur la remise en cause de l’ensemble des inepties de l’Histoire officielle.

En revanche, toute cette agitation intellectuelle a créé une réaction nationaliste à la fois dans les milieux officiels et dans d’autres cercles « intellectuels ». Ces derniers nous ont accusés, depuis le début, d’être à la solde des « puissances étrangères » qui veulent diviser la Turquie. Cette réaction, conceptualisée comme le « syndrome de Sèvres » (du nom du Traité de Sèvres de 1920 ayant démantelé les restes des territoires ottomans) est très habituelle en Turquie. Cette histoire officielle est tellement basée sur l’amnésie collective et sur la négation des faits de purifications ethno-religieuses du début de la construction nationale turque, les appareils idéologiques de l’Etat (discours politique, éducation, justice, médias..) sont tellement mobilisés pour créer un dogme où les Turcs sont seuls au monde face à des ennemis internes et externes, que la remise en question de cette vision a suscité un sursaut nationaliste et conservateur, associant toute tentative de pluralité historique à une volonté cynique du démembrement de la Turquie.

Une loi comme celle qui va peut-être être votée en France donne du grain à moudre à des milieux nationalistes, réconfortés dans leur position. A partir de maintenant, chaque fois qu’en Turquie il y aura une tentative d’inclure dans l’Histoire les laissés pour compte (Arméniens, Kurdes, Grecs, Alévis…), nous serons renvoyés à la position française et accusés d’être à la solde de la France ! Car dans l’imaginaire collectif en Turquie, la France n’est pas comme les autres pays ayant reconnu le génocide. Elle est censée être d’abord le pays des « libertés », elle est ensuite le modèle de l’Etat nation, elle représente enfin le système politique et sociétal imité à l’aube de la fondation de l’Etat nation turc (c’est plutôt le système de la 3e République). Ainsi, même les élites les plus occidentalisées, les plus francophiles, sont arcboutées dans une position hostile à la France car elles se considèrent trahies. Après cette loi, venue suite à la position de la France s’agissant de l’entrée de la Turquie à l’Union européenne, ces mêmes élites sont encore plus réactives face à la France. Il se trouve que les individus dont je viens de nommer plus haut, sont tous francophones, ayant étudié en France ou dans les écoles françaises, donc facilement associables à la « Francitude » !

Et pour la recherche historique ?

Il existe bien entendu beaucoup de recherches sérieuses en Turquie sur 1915. Il y a une vieille école historique représentée par des diplomates / militaires / universitaires qui ont certainement un accès illimité aux archives mais qui voient l’Histoire turque à travers un prisme turco-turc (donc sans danger !). Par contre d’autres universitaires doivent marcher sur des œufs prenant l’exemple du Taner Akçam, ayant été obligé de s’exiler aux Etats Unis, mais toujours très présent dans le débat intellectuel en Turquie.

S’agissant des structures de recherche, les fondations de recherche ou les Think Tanks, sont encore et toujours plus appropriés pour entamer des travaux universitaires touchant aux points sensibles de l’Histoire de la Turquie. Certes, il existe quelques universités où des recherches de très bonne qualité sont menées sur des sujets les plus controversés, de très bonnes thèses de doctorat y sont toujours soutenues mais d’une manière générale, il est difficile de proposer une thèse d’Histoire ou de sociologie sur 1915 dans les universités publiques comme privées. Il y a une sorte d’autocensure de la part des candidats aux métiers de la recherche mais surtout de la part des administrations des universités, notamment en province.

Quelle est l’évolution du point de vue de l’Etat ?

L’évolution dans l’attitude de l’Etat a surtout eu lieu au niveau des minorités non-musulmanes du pays. Quelques mesures à haute valeur symbolique ont été prises comme la restauration des églises historiques ou le retour partiel des biens immobiliers des fondations pieuses non-musulmanes. Mais il reste encore beaucoup à faire afin que les non-musulmans et les non-Turcs du pays soient considérés comme les propriétaires à part entière de ce bout de terre autant que les Turcs.

Quelles peuvent être les conséquences d’une telle loi pour les Turcs de France ?

Les originaires de Turquie, en France sont environ 500 000 personnes, dont approximativement la moitié est ressortissante française, ce n’est pas un groupe homogène. Il existe non seulement des différences ethno-religieuses (Turcs / Kurdes ; Sunnites / Alévis) mais également des appartenances sociologiques et idéologiques. A côté de ceux qui défendent bec et ongle les positions officielles de la Turquie, il en a ceux qui ont une approche citoyenne et humaniste, avec un sincère désire de coopération et de dialogue avec les Arméniens de France comme L’Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie (ACORT) ou Action Citoyenne Interculturelle (ASTU). Le problème d’une telle loi, est de renvoyer l’ensemble des originaires de Turquie vivant en France à une seule et unique identité exclusive, celle de « Turcs », leur refusant cette pluralité et surtout leur refusant leur individualité. Renfermés à cette origine censée être structurantes de toute leur personnalité, les originaires de Turquie en France risquent de développer un discours aussi essentialiste et nationaliste en retour.

Cet emprisonnement dans une identité exclusive est déjà en marche depuis la fin des années 1990. A Strasbourg où j’enseigne, jusqu’aux années 2000, je pouvais entendre de mes étudiants originaires de Turquie, un discours de pluri-appartenance, aux deux identités nationales (française et turque) enrichies de deux identités locales (alsacienne et la région d’origine de la famille), ce qui est la réalité de tous les jours. Or, depuis une dizaine d’années, le discours politique et médiatique en France sur la Turquie est tellement essentialiste qu’il est de plus en plus rare aujourd’hui de voir des jeunes de deuxième ou de troisième génération de proclamer haut et fort leur appartenance à la France. Cette situation risque au court terme de causer des situations de discrimination à l’égard des originaires de Turquie, voire des actes de haines et de violence. A moyen terme, cette situation est dangereuse pour la cohésion sociale et nationale en France même. Tant qu’il n’a pas obtenu sa légitimité d’existence comme ce fut le cas pour les Arméniens de France, ce groupe reste en proie d’un cercle vicieux d’exclusion et d’auto-exclusion.

Comment l’État turc encadre-t-il les « originaires de Turquie » ?

L’État en Turquie déploie une énergie considérable et des ressources incalculables à l’étranger afin que la Turquie ne soit pas accusée de « génocide ». Plusieurs fonds sont mobilisés non pas uniquement pour empêcher de telles lois, mais plus globalement pour former une unité des originaires de Turquie qui peuvent constituer un lobby turc en France ou en Allemagne.

Les responsables turcs voient toujours en les turco-français, ou les turco-allemands, des « ambassadeurs », qui doivent défendre sans faille et sans questionnements les positions officielles. La plainte la plus souvent utilisée est celle de l’absence de « l’Unité » chez ces mêmes Turcs qui ne fonctionne pas assez comme une « diaspora » défendant bec et ongle la mère patrie. Cela vient d’une double illusion optique. D’une part, comme en France ou en Allemagne, la Turquie voit les Turcs d’Europe comme un tout indivisible refusant leur pluri-appartenance et leur individualité. Et d’autre part Ankara et Istanbul sont convaincues qu’il y a des lobbys arméniens et juifs dans le monde entier qui œuvrent pour nuire à la Turquie, refusant également l’existence chez des Arméniens de France ou de Californie, des humanistes ouverts au dialogue avec les Turcs qui possède la même sensibilité.

Ainsi, comme tous les États nations, la Turquie aussi mobilise des GONGO (Government-Organized Non-Governmental Organization) comme la fondation Yunus Emre, La Fondation Turque de Coopération et du Développement (TIKA) ou la Diyanet (Administration des Affaires religieuse) d’une part pour faire la promotion de la Turquie et des positions turques et d’autre part pour sceller les liens entre les « Turcs de l‘extérieur » et la mère patrie. Ce type d’organisations, de plus en plus actif en France ces derniers temps, trouvent également des appuis locaux. Je rappelle qu’il y a un projet d’ouverture d’une faculté de théologie turque (ou d’une école secondaire, ce point reste flou) à Strasbourg de la part de la fondation Diyanet. En soi, ce type de projets est tout à fait habituel. Après tout il y a des écoles françaises partout dans le monde y compris en Turquie. Mais le problème commence si ces institutions deviennent des outils pour empêcher le sentiment de pluri-appartenance, pour dresser des barrières entre les Turcs de France et la société française dans son ensemble et enfin si elles sont des instruments entre les mains d’un Etat dogmatique.

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Sources

Article original publié sur le blog de Guillaume Perrier « Au fil du Bosphore » le mercredi 11 janvier 2012 sous le titre : Samim Akgönül : « une loi qui donne du grain à moudre aux nationalistes »

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