Logo de Turquie Européenne
Accueil > Culture > Livres et essais > Orhan au désespoir

Orhan au désespoir

Critique Turquie. Première traduction française d’un contemporain de Nazim Hikmet, grand poète turc.

jeudi 9 juillet 2009, par Marc Semo

Va jusqu'où tu pourras
Orhan Veli - Va jusqu’où tu pourras… Traduction du turc et présentation d’Elif Deniz et François Graveline avec des dessins de Sébastien Pignon et Eloi Valat. Bleu Autour, 232 pp.,15 euros

Ses vers chantent la mer, le vent sur le Bosphore, les chats de ses amis, le printemps, la beauté des femmes, les amours difficiles, les délices du raki et surtout sa ville natale : « J’écoute Istanbul les yeux clos, / Là-haut viennent alors les oiseaux, /Nuées après nuées, huées après huées ; / Dans les darses on tire les filets, / Les pieds d’une femme caressent l’eau, J’écoute Istanbul les yeux clos. »

Mort prématurément dans un accident à l’âge de 36 ans, Orhan Veli (1914-1950) fut avec Nazim Hikmet le plus grand poète turc du XXe siècle. Ils furent les premiers en Turquie à utiliser les vers libres et « faire descendre la poésie au beau milieu de la vie », ainsi que le souligne l’écrivain Enis Batur dans sa postface.

« Mélancolie ».

Orhan Veli comme Nazim Hikmet furent les témoins de la naissance de la nouvelle Turquie laïque et républicaine de Mustapha Kemal sur les décombres de l’Empire. Un nouvel alphabet et une nouvelle langue à la place du vieil ottoman plein de mots arabes, perses et hindi. Jusqu’au bout, Hikmet, mort en exil, resta un poète engagé et un communiste fervent chantant le grand rêve révolutionnaire. Il est un peu le Maïakovski turc. Orhan Veli, lui, comme Serge Essénine, fut un poète de l’intime et de la nostalgie. « J’aurais pu me fâcher / Contre les gens que j’aime / Si aimer / Ne m’avait appris / A habiter la mélancolie », écrivait Veli, encore plus aimé que Hikmet, même s’il reste un quasi-inconnu hors de Turquie. D’où l’importance de la publication pour la première fois en français de l’ensemble de ses vers libres dans une traduction qui en rend enfin toute la richesse.

Certains de ses poèmes, dont « J’écoute Istanbul », sont devenus des classiques dont tout Turc un peu cultivé connaît quelques vers. A la manière d’un Robert Desnos ou d’un Prévert, Veli a un humour grinçant et tendre pour peindre les petites gens d’Istanbul ou ses propres déboires amoureux : « Bien-aimée qui ne vient pas en plein jour / Ne viendra jamais après minuit. » Il chante les plaisirs du vin et de l’ivresse. Et il n’hésite pas à clamer son indifférence à Dieu : « Si Allah existe / Je ne lui demande rien d’autre / Cependant je ne souhaite / Ni qu’il existe / Ni l’avoir en dernier recours. »

Marginal.

Intellectuel francophone et francophile d’une Turquie républicaine qui voulait devenir pleinement européenne, ce fils d’un musicien de l’orchestre impérial aimait aussi bien Villon, La Fontaine et Baudelaire qu’André Breton. Il traduisait leurs livres en turc. Ce marginal décida de toujours le rester. Ainsi, dans le poème « Cap sur la liberté », dont un vers donne le titre à ce livre : « Avant la levée du jour / Quand la mer est encore blanche tu partiras », écrit Veli qui conclut ce poème devenu l’un des plus emblématiques de son œuvre : « Ne vois-tu pas la liberté de tous côtés ? / Sois voile, sois rame, sois gouvernail, sois poisson, sois eau, / Va jusqu’où tu pourras. »

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Sources

Source : Libération.fr, 25.06.2009.

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0