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Les atouts de la Turquie

mardi 7 décembre 2004, par Kemal Dervis

Le Figaro - 07/12/2004

Nous tous qui partageons une même passion pour l’Europe, nous avions espéré que l’année 2004 serait marquée par un nouvel élan européen. Au lieu de cela, ce ne fut que surenchère de doutes et de déceptions. Doutes sur le projet constitutionnel à l’intérieur de toutes les grandes familles politiques, déception de voir la très faible participation aux élections européennes (à peine 30%) dans les nouveaux pays adhérents. Pire, nous avons assisté à une poussée des partis extrémistes anti-européens dans beaucoup de ces pays, profitant de la faiblesse de la croissance économique et de l’absence d’une vision claire de l’avenir européen.

C’est sur cette toile de fond qu’un vif débat s’est installé sur le rôle et la place de la Turquie dans l’Union européenne, en France en particulier. Le débat Turquie-Europe est sans nul doute lié aux grandes questions d’avenir que sont celles des frontières de l’Europe, des relations entre l’Europe et l’islam, du rôle de l’Europe dans le monde et du défi que pose l’Europe élargie à la cohésion de cet ensemble. Si ces questions surgissent souvent à l’occasion des discussions sur la Turquie, elles n’en sont pas moins toutes des questions auxquelles l’Europe devra répondre indépendamment de l’adhésion turque.

Face à ces doutes et déceptions, beaucoup d’Européens convaincus battent en retraite. Certains avancent qu’on ne peut procéder à d’autres élargissements sans d’abord consolider ce que l’Europe a créé avec l’adhésion des dix nouveaux États. D’autres en viennent même à regretter l’élargissement de 2004, en faisant valoir avec beaucoup de logique qu’il aurait mieux valu attendre qu’une nouvelle Constitution soit mise en place avant d’accepter dix nouveaux membres.

Malheureusement le cours de l’histoire et ses défis ne sont pas toujours prévisibles. A la fin des années 80, personne n’imaginait la disparition du Mur de Berlin, l’effondrement de l’empire soviétique et le besoin immédiat de donner un cadre européen à la transformation des pays de l’Est. Si ce cadre avait pu être élaboré à temps dans les Balkans, avec suffisamment de clarté et de puissance, on aurait sans doute pu éviter le drame yougoslave. A l’inverse, la très forte perspective européenne qu’ont nourrie des pays comme la Pologne, la Tchécoslovaquie ou les pays baltes et la Roumanie, et ce dès le début des années 90, a sans doute beaucoup contribué à éviter bien des drames. Elle a en effet permis la transformation très rapide et profonde de ces pays en démocraties et en économies de marché, sans passer par la guerre civile ou la violence.

Il est vrai qu’il aurait été préférable de mettre en place une nouvelle Constitution avant l’élargissement, permettant ainsi de prendre de nombreuses décisions à la majorité qualifiée au Conseil européen tout en créant des institutions plus flexibles et plus adaptées à une Europe à vingt-cinq ou à trente. Mais l’histoire en a décidé autrement et je pense que refuser le cadre européen aux pays de l’Est aurait créé des problèmes bien plus graves que ceux résultant du retard pris par la réforme des institutions, retard qu’il faut néanmoins rattraper.

Le grand succès du projet européen a été qu’il a su, depuis les années 50, relever de grands défis : défi de la réconciliation franco-allemande, défi de la reconstruction économique après une guerre dévastatrice, défi du développement d’une économie de marché à caractère social correspondant aux valeurs fondamentales de l’Europe, défi de la création d’un marché unique et d’une monnaie européenne... L’Europe a su avancer à pas concrets et elle a réussi à créer cette remarquable zone de paix, porteuse d’un message universel en donnant l’exemple de l’élaboration d’une gouvernance supranationale volontaire destinée à bannir à jamais les déchirements du passé. Elle a remporté ces succès en allant de l’avant, en faisant preuve de courage et en relevant chaque défi. A chaque pas, il a fallu donner confiance et vaincre les résistances. A chaque pas il y eut, heureusement, des hommes d’Etat et des penseurs avec le courage et la conviction nécessaires.

Aujourd’hui l’Europe est devant un défi au moins égal à ceux du passé. Il faut qu’elle arrive à étendre la zone de paix qu’elle a créée vers le sud et la Méditerranée. Il faut qu’elle montre par l’exemple qu’il n’y aura pas, entre la modernité et l’islam, un mur infranchissable. Il faut non seulement qu’elle accepte, mais qu’elle encourage le développement en son sein d’une sensibilité culturelle musulmane comme composante à part entière de l’Europe du XXIe siècle. Cette composante existe déjà, surtout en France, qui permettra d’assurer la croissance démographique et économique de l’Europe. Mais il faut réunir toutes les conditions pour que l’existence de cette sensibilité ne devienne pas une source de discorde, mais au contraire contribue à la richesse et à la force de l’Europe. Il faut néanmoins être réaliste et admettre que ce ne sera pas chose facile. Mais il n’y a pas d’autre voie possible. Et c’est la raison fondamentale pour laquelle il faut vouloir une Turquie forte et prospère intégrée à l’Europe, non pas dans un avenir très lointain, mais à temps pour que, tous ensemble, nous parvenions à endiguer la marée montante des fanatismes et des angoisses. Nulle autre que l’Union européenne ne peut le faire. C’est sa nouvelle mission historique en ce début de siècle. Pour l’accomplir, il lui faut du courage et un nouvel élan.

L’histoire ne nous a pas laissé le temps de construire selon des séquences logiques : Constitution d’abord, puis ouverture aux pays de l’Est suivie d’une phase de consolidation, elle-même suivie des négociations avec la Turquie et du rôle décisif que l’Europe doit jouer en Méditerranée, accompagnés par le développement d’une sensibilité musulmane européenne. Il faut que l’Europe atteigne ces objectifs plus ou moins dans le même temps. Pour réussir, il faut que l’Europe donne l’exemple, génère un enthousiasme par son ambition, conquière les esprits par sa vision et refuse l’immobilisme. Il est bon de voir que la jeunesse le sent. Les sondages rapportent que plus de 60% des Français entre 18 et 24 ans évoquent de façon positive le début des négociations d’adhésion avec la Turquie. Le succès de cette nouvelle phase de l’aventure européenne ne sera possible que grâce au courage et à la volonté d’avenir des jeunes Européens. Est jeune, comme l’a dit un jour un homme politique français, toute femme ou tout homme qui, « au matin, ressent l’ardeur ».

Kemal Dervis est Député d’Istanbul et ancien ministre de l’Économie.

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