Alors que le sommet du G20 referme ses portes, Yves-Marie Laouënan nous ouvre celles d’un de ses membres, la Turquie. Le vice-président de l’union des chambres de commerce et d’industrie françaises à l’étranger et ancien président de la CCIF en Turquie nous livre ici des clés pour comprendre ce pays.
Dans un monde en pleine mutation, la Turquie n’est-elle pas en train de prendre une place majeure au plan géopolitique et diplomatique aux côtés du Brésil ?
Ce membre fondateur de l’Otan et du Conseil de l’Europe, membre du G20 comme de l’Union douanière (depuis 1996), seule véritable démocratie républicaine du monde musulman, est devenu aujourd’hui une puissance de premier plan et il représente la 16eéconomie mondiale. En pleine transmutation, il est en passe de prendre place au tout premier rang des pays « non alignés », aux côtés de la Russie, du Brésil et de l’Inde, dans le nouvel ordre mondial qui se dessine sous nos yeux. Dirigé par le parti gouvernemental musulman-démocrate et conservateur AKP depuis 2002, le pays a choisi sa voie sur la scène internationale, s’affranchissant graduellement de l’influence des États-Unis et revendiquant son adhésion à l’Union européenne, tout en voulant s’affirmer comme porte-parole des états musulmans et médiateur entre Israël, la Palestine et la Syrie. Avec sa politique « d’indépendance nationale », Recep Erdogan se profile de plus en plus dans un rôle et dans une approche « gaullienne » à la tête de son pays.
La Turquie a-t-elle encore besoin de l’Europe finalement ?
Au plan économique, certainement, qu’il s’agisse de débouchés à l’exportation, d’investissements ou d’apports en technologies. Au plan politique, je dirais que le pays a surtout besoin du cheminement vers l’Europe ! L’alignement sur les valeurs européennes, la reprise de l’acquis communautaire... tout cela ne peut que le faire progresser sur les plans constitutionnel, législatif, politique, économique et culturel pour accéder et se consolider dans un rôle de puissance internationale. Il en sera d’autant plus crédible. Mais je fais partie de ceux qui pensent que lorsque la Turquie sera vraiment « à niveau » pour entrer dans l’Union européenne, il n’est pas sûr qu’elle choisisse cette option. D’ici là, beaucoup de choses auront évolué : les questions du Proche-Orient, l’Iran... et l’Union européenne elle-même. Rien n’est figé. Faire de la prospective aujourd’hui, c’est tenir compte de toutes les hypothèses possibles, y compris celle de voir l’UE regretter un jour de ne pas l’avoir intégrée plus tôt !
Cela fait vingt ans que vous vivez dans le pays. Comment a-t-il évolué ?
L’évolution a été fulgurante économiquement. En arrivant, j’ai dû m’habituer à une inflation à deux chiffres, une croissance parfois négative et une dépendance des exportations en de nombreux secteurs. Ce ne sont plus que de vieux souvenirs. On ne comptait alors ici que septfiliales de sociétés françaises alors qu’il y en a plus de 320 à présent, implantées non seulement par les entreprises duCAC 40 mais aussi par des PMI. J’ai la fierté de constater que des entreprises bretonnes telles qu’Yves Rocher et Roulier sont présentes. La société turque s’est ouverte de façon impressionnante depuis vingtans, aidée par la jeunesse de sa population (50% des Turcs ont moins de25ans). Avant, le pays était dirigé presqu’exclusivement par ses élites laïques, cantonnées à Istanbul, Ankara, Izmir et Bursa. Or, une ville comme Istanbul a connu, dans les années 90, une croissance annuelle de sa population de l’ordre de400.000 habitants du fait d’un exode rural massif, originaire principalement du sud-est et des régions frontalières de l’Irak, de l’Iran et de la Syrie. Istanbul, ce sont 14millions d’habitants contre la moitié il y a vingtans, et seulement un million juste après-guerre. Ces nouveaux venus ont amené avec eux leur « conservatisme » qui a évidemment marqué la société au plan religieux, culturel et politique. Mais leur assimilation progressive est en cours, aidée par la croissance rapide de leur niveau de vie.
Vous qui êtes Breton, qu’est-ce qui vous manque le plus de la Bretagne ?
La verdure, la végétation, le granit, l’iode, les ciels, des images et des sensations semblables à nulles autres. Quimper, l’Odet, Locronan, Huelgoat, Tréguier. Tout un environnement inscrit dans mes gènes. Malgré mon attachement très fort pour mon pays d’accueil, j’hésite à demander la nationalité turque car j’aurais un peu l’impression de perdre ainsi une partie de mon identité.
* Propos recueillis par Marie Coudurier
Une terre d’adoption pas si loin de la. .. Bretagne
Fils d’un diplomate costarmoricain, condisciple de Pierre-Jakez Hélias au lycée de Paimpol (22), Yves-MarieLaouënan a posé ses valises il y a vingt ans en Turquie, devenue terre d’adoption depuis. Peut-être par atavisme ? Car « les Galates, dans l’Antiquité, qui migrèrent vers l’actuelle Turquie, étaient des Celtes en fait ! ». Les références à la Bretagne foisonnent lorsque l’homme évoque la Turquie. « Les solutions utilisées au début du siècle dernier pour résoudre les problèmes de notre Bretagne sont bien les recettes dont le Sud-Est anatolien, en partie kurdophone, agricole et sous-développé, aurait besoin aujourd’hui ! Notamment des emplois car un homme à qui l’on donne un emploi et un salaire aura autre chose à faire que de rejoindre des groupuscules marxistes et terroristes avec des revendications d’autonomie ! ». Au-delà des considérations économiques, ce consultant breton a autre chose qui le lie à la Turquie. Un secret que son père ne lui dévoile qu’à son arrivée à Istanbul, à presque40ans, comme conseiller commercial. « Il m’a dit qu’il espérait que mon ?destin turc ? se passerait mieux que celui de son oncle ! J’appris alors que celui-ci était quartier-maître dans la ?Royale ? et avait été envoyé en 1916 sur le front ottoman à bord du Paris II, un bateau réquisitionné par la Marine française. Deux ans plus tard, la famille est informée qu’il est ?tombé au champ d’honneur ?, sans plus de détails. Mon père me demande alors de tenter de trouver sa tombe là-bas ». Un ancêtre enterré avec les honneurs Et c’est ce que fait Laouënan-fils de son temps libre. Les années passent. Mais aucune tombe en vue, jusqu’à un jour récent où une personne lui confie un ouvrage relatant l’histoire de la Marine française pendant la Grande Guerre. Miracle ! Il évoque justement le naufrage du Paris II et même la mort du grand-oncle Louis, tué d’une balle turque en plein cœur alors qu’il abordait une barcasse dans la région d’Antalya. Le livre indique aussi l’endroit où il fut enterré avec les honneurs. En l’occurrence le cimetière de l’île grecque de Kastellorizo, située à 5km des côtes turques. « J’y suis allé. J’ai ensuite recherché et trouvé l’endroit où le Paris II fut coulé. C’est à 300 mètres de l’actuel Club Med de Kemer ! ». Une jolie histoire de racines et d’ancêtres retrouvés, à mille lieues de la Bretagne, dont un réalisateur turc s’est emparé. « Il a tourné un documentaire avec moi sur cette histoire qui est passé à plusieurs reprises sur les chaînes turques ». Passée la notoriété locale, le petit-neveu de Louis caresse l’idée d’en faire à son tour un roman. À bon entendeur...