C’est l’amour de l’art qui l’a dirigé vers le monde musulman quand il était étudiant. Après qu’il eut appris l’arabe, on lui a conseillé d’apprendre le Turc, qui promettait un meilleur avenir universitaire. Le tuyau était bon. Jean-Paul Roux est devenu l’historien spécialiste du monde turc. Directeur de recherche au CNRS, il a organisé les expositions d’art islamique des musées nationaux, écrit plusieurs ouvrages, dont une Histoire des Turcs (Fayard) qui fait autorité, et passé un bon demi-siècle à traquer l’âme turque dans les nombreux pays où elle s’est réfugiée, du Maghreb au Gange, de Belgrade à Pékin. Pourquoi les Turcs ? lui demande-t-on souvent. Il s’étonne : « Mais parce que, avec les Turcs, c’est l’histoire universelle que nous embrassons ! » C’est aussi simple que cela.
Des Turcs, nous n’avons qu’une image floue, des souvenirs scolaires épars : les conquérants barbares, les guerriers cruels qui égorgent les croisés, les sultans tyranniques de l’Empire ottoman. Ou, plus récemment, l’idée d’un peuple cédant aux dictatures militaires, et maintenant tenté par l’islam politique... D’inquiétants étrangers, en somme, loin de l’Europe, de la démocratie, de ses valeurs. Gare aux préjugés ! prévient l’historien Jean-Paul Roux. Selon lui, les Turcs ont toujours désiré l’Europe, à leur manière, comme on désire une femme. Parfois avec passion, parfois avec rancœur. Reste à savoir si, aujourd’hui, cette femme-là se laissera séduire.
Propos de Jean-Paul Roux recueillis par Dominique Simonnet
Les Turcs, affirmez-vous dans vos ouvrages et vos articles, ont toujours, au fil de leur histoire, ressenti une attirance constante pour l’Occident. Comme s’il y avait eu, chez eux, une sorte de tropisme vers l’Europe, malgré leur implantation géographique et malgré leur adoption de l’islam.
Leur situation géographique, dont on fait grand cas aujourd’hui, n’est pas si fondamentale qu’on le dit. Les Turcs sont musulmans et asiatiques. Asiatiques, certes, mais l’histoire montre que leur préoccupation essentielle a toujours été de mener une politique tournée vers l’Europe, souvent au détriment de leur politique vers l’Asie. Musulmans, certes aussi, dans leur immense majorité, mais, au fil des siècles, ils ont adopté toutes les religions, dont le chamanisme, le christianisme et même le judaïsme (auquel la classe dirigeante des Khazars adhéra au VIIIe siècle)... Ils ont d’ailleurs souvent montré une vive curiosité pour les choses religieuses et un esprit de tolérance, dont une grande liberté accordée aux femmes que la conversion à l’islam aura du mal à estomper.
Ce n’est pas toujours l’image que nous en avons. Remontons donc aux origines. Les Turcs ont existé bien avant la Turquie, n’est-ce pas ?
Et même bien avant le moment où ils se sont appelés Turcs. Leur peuple s’est formé au Ier millénaire avant notre ère, dans la taïga sibérienne orientale, d’où ils sont sortis progressivement pour devenir des cavaliers des steppes. Ce qui les caractérise, ce n’est pas un type ethnique - on peinerait à le définir - mais leur langue, apparentée au mongol. Le premier texte en langue turque date de 732, et celle-ci présente déjà des phénomènes d’usure, qui prouvent son antiquité. Qu’ils se nomment Ouïgours, T’oukiue, Turgech, Kiptchaks, Türüks, Seldjoukides ou Khazars, il s’agit toujours du même peuple qui, du haut Moyen Age à l’Empire ottoman, se distingue par certains traits de caractère récurrents.
Par exemple ?
Une forme d’esprit conquérant affirmé, avec le goût de l’offensive, l’obéissance absolue au chef, le mépris de la vie, le sens de l’administration, le goût de la cohabitation avec d’autres. Organiser, conquérir, diriger... à travers les siècles, les Turcs se montrent persuadés de leur vocation à dominer le monde. Au XVIe siècle, le grand vizir de Soliman le Magnifique l’exprimera en ces termes : « Il ne doit y avoir qu’un seul empereur sur Terre comme il y a un seul Dieu dans le ciel. » Nomades, les Turcs résistent difficilement à l’appel des aventures guerrières.
« Les Ottomans ont Byzance, ils veulent Vienne... »
Et notamment vers l’Occident, que les peuples partis de Sibérie vont envahir par vagues successives aux débuts de l’ère chrétienne.
Oui. Les Huns qui attaquent la Gaule (451) et l’Italie sont-ils des Turcs ? On en discute encore. Il semble qu’ils parlent cette langue. On sait en tout cas que les T’oukiue forment le premier empire des steppes au VIe siècle. Ils se ruent à l’est vers la Mongolie et la Chine (qui édifie contre eux la Grande Muraille) et à l’ouest, où ils entrent en contact avec Byzance (dès le VIIe siècle, il y a des échanges d’ambassades). Au VIIIe siècle, leur poussée vers l’ouest s’intensifie. A ce moment-là, l’empire arabe est en création (Mahomet est mort en 632). Deux volontés d’expansion se rencontrent.
Ce premier contact se passe sans trop de heurts, semble-t-il.
Aucune des deux forces ne peut faire reculer l’autre. Les Turcs sont nombreux, ils ont besoin d’expansion. Les Arabes, devenus riches, ont besoin de soldats. Alors, les Turcs entrent en masse comme mercenaires dans les armées des califes arabes : on les appellera les « mamelouks » (les esclaves). Mais ces esclaves-là deviennent très vite les maîtres : bons soldats, les voilà officiers, généraux, chefs de province, et ils remplacent les califes. C’est ainsi que les Turcs gagnent la Méditerranée. Tout s’ouvre à eux.
Ils vont alors se convertir à l’islam. Pourquoi ?
Certains sont séduits par le mysticisme musulman. Mais, surtout, il est plus commode d’être musulman pour diriger des musulmans. Trois empires turcs se forment alors au Xe siècle et s’entre-déchirent. L’un d’eux, celui des Seldjoukides, poursuit la marche vers l’ouest, prend l’Iran puis la Syrie, Jérusalem, Antioche et l’Anatolie, où il écrase l’empereur byzantin Diogène (1071).
C’est autour de cette péninsule d’Anatolie, entre Orient et Occident, que l’avenir des Turcs va désormais se construire.
Oui. Les nouveaux empereurs byzantins tentent de transformer les envahisseurs en protecteurs : ils installent les Turcs sur leurs terres, leur donnent la ville de Nicée, et même leurs filles à marier. Cela n’empêche pas Byzance, en majorité arménienne et grecque, d’être finalement conquise. L’Europe, effrayée par le retour de l’islam, lance ses croisades et réussit à stopper l’avance turque pour les trois siècles à venir (Constantinople sera prise par les croisés en 1204).
« Les Turcs ont manqué la révolution industrielle »
Mais il y a d’autres envahisseurs : les terribles Mongols de Gengis Khan.
Au milieu du XIIIe siècle, les Mongols vassalisent en effet les Seldjoukides, puis les éliminent. Ne subsiste en Anatolie qu’une kyrielle de petits émirats turcs qui se disputent entre eux. L’un de ces émirats est promis à un bel avenir : c’est celui des Ottomans. Ce qui les intéresse, eux, c’est l’Europe ! S’appuyant sur des congrégations religieuses et sur une armée de métier, les janissaires, ils passent en Europe par les Dardanelles, conquièrent les petits émirats, atteignent les Balkans. Mais ils sont arrêtés par un autre Turc, Tamerlan, qui les écrase au pied de la citadelle d’Ankara en 1402. Comme tous les Turcs, celui-ci se pense futur maître du monde. Sa capitale, Samarkand, donne les plus beaux chefs-d’�uvre de l’islam. Mais, à sa mort, tout rebascule. Les Ottomans, qui se sont régénérés en Europe, reviennent : en 1453, ils prennent Constantinople [Byzance, aujourd’hui Istanbul], verrou entre Occident et Orient. C’est le séisme.
Et c’est reparti pour la conquête !
Oui. Crimée, Syrie, Egypte, Irak, Hongrie, Tunisie, Algérie, Yémen... L’Empire ottoman devient, avec l’Espagne, la première puissance du monde, étendue sur trois continents. Les Ottomans ont Byzance. Ils veulent Vienne, la capitale des Habsbourg. Car ils ne supportent pas qu’il puisse y avoir un autre césar en Europe. César, c’est eux !
A leur manière, ils se veulent européens.
Exactement. L’Empire ottoman se veut européen. Il est européen. Ses ministres, ses généraux, ses pachas sont volontairement choisis chez les Européens, Hongrois, Bosniaques ou Grecs, ramassés au plus jeune âge dans des familles chrétiennes (c’est la « cueillette des enfants »). Le fameux amiral Barberousse, par exemple, est un Grec apostat. Ces élites continuent à faire une politique européenne. Les Ottomans ne veulent pas islamiser ou « turquiser » les populations.
L’Empire ottoman va durer de longs siècles, dont une apogée aux XVIe et XVIIe, avec des souverains tel Soliman le Magnifique. Ils rêvent toujours de l’Europe ?
Oui. Des souverains comme Mehmed II, le conquérant de Constantinople, ou Soliman entendent bien être les continuateurs de l’Empire byzantin de Rome. L’Empire ottoman n’est pas au service de la religion. Il se sert de la religion. Tous les fonctionnaires religieux dépendent de l’empereur (le sultan), et l’empire est régi par des lois civiles, la charia ne s’appliquant que pour les affaires musulmanes. Plus encore, les différentes communautés religieuses de l’empire - musulmane, arménienne, juive, orthodoxe - ont leurs propres lois. C’est une forme de décentralisation.
Pendant ce temps-là, le monde change. Les Européens colonisent l’Amérique, font le tour du monde, vont en Asie...
Oui. Vers 1540, peu de temps après la découverte de l’Amérique, on apporte à Soliman le Magnifique une carte dont on a retrouvé la moitié : elle montre les côtes de l’Amérique. Mais les Turcs ne font pas l’effort maritime des Européens. Ils en restent aux galères. L’arrivée des Portugais dans l’océan Indien est une révolution sans précédent : soudain, le marché des épices, des porcelaines, des tissus et du coton arrive désormais de l’Inde par mer. L’économie mondiale change. Les Ottomans, eux, préfèrent continuer la lutte contre la maison des Habsbourg plutôt que d’engager leurs forces en Asie pour sauver leur commerce. Ce qui leur importe, une fois encore, c’est l’Europe.
Cela ne va pas leur réussir. Aux XVIIIe et XIXe siècle, l’arrogant Empire turc est en pleine décadence.
Leurs échanges avec l’Inde et la Chine se sont terriblement réduits. La Russie conquiert l’Asie centrale, l’Amérique se développe, le monde bascule, et eux sont là, immobiles, incapables de réformer leur empire. Les diverses communautés non turques, exaltées par l’esprit de la Révolution française, sont manipulées par les puissances européennes, les conflits se multiplient... L’Egypte prend son indépendance, la France enlève le Maghreb... Ce sont deux siècles de tueries stupides : l’empire se couvre d’une énorme tache de sang. Il manque également le tournant de la révolution industrielle. Au XIXe siècle, à Istanbul, le mot « turc » est synonyme de « paysan arriéré ». Devenu « l’homme malade de l’Europe », l’empire se disloque. En 1918, après des années de conflits ininterrompus (dont le massacre et la déportation des Arméniens), les Turcs sont vaincus ; les peuples sont disséminés, asservis, affamés ; l’empire est démantelé. Il ne leur reste plus qu’un territoire minuscule autour d’Ankara. Le peuple turc, dit-on, est mort.
Et pourtant...
Pourtant, un homme, Mustafa Kemal, se soulève. Reprenant l’idée du nationalisme, il parvient en quelques années à fonder un Etat, la Turquie moderne, qui s’appuie sur l’Anatolie. Il la dote d’un Code civil et d’un Code pénal inspirés par la Suisse et l’Allemagne, crée un parti unique laïque, effectue une rupture totale avec la charia, abroge l’enseignement religieux... En 1925, à Istanbul, les gens sont habillés à l’européenne. C’est le premier pays musulman qui adopte le modèle européen !
Mais cela ne va pas durer. Après la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle la Turquie reste neutre, le balancier repart dans l’autre sens : c’est le retour de l’islam, et une succession de coups d’Etat militaires, avec exécutions, attentats terroristes, et une crise économique endémique... Le rêve européen se brise.
En 1946, les Etats-Unis ont fait pression sur les Turcs pour qu’ils se dotent du bipartisme, encourageant ainsi la création d’un parti religieux qui leur paraît une barrière contre le communisme. J’ai vu de mes yeux des agents non turcs accompagner les gens au bureau de vote et leur donner un bakchich pour déposer un bulletin intégriste... C’est l’engrenage. Suivront cinquante ans d’instabilité et d’angoisses. A plusieurs reprises, on frise la guerre civile, et seule l’intervention de l’armée l’empêche. Les Occidentaux exercent des pressions diverses. Un jour, ils poussent la Turquie à soutenir l’Irak dans la guerre contre l’Iran. Un autre jour, ils lui enjoignent de se retourner contre les Irakiens... En 1987, la Turquie demande pourtant son adhésion à la CEE. Elle attend maintenant la réponse.
Ces cinquante années de troubles ont jeté quelques doutes sur les capacités de la Turquie à établir un régime laïque et démocratique, et l’arrivée au pouvoir du parti islamique ne va pas dans ce sens.
Pour moi, le vote intégriste exprime davantage un ras-le-bol qu’un fanatisme. Les Turcs ont connu quatre-vingts ans de laïcisme, même s’il diffère du nôtre. Ils se sont habitués à séparer la vie civile de la vie religieuse. L’armée refuserait la charia. Je serais donc surpris que la Turquie adopte un régime intégriste. Encore moins si elle appartient à l’Europe.
Vous nous décrivez à la fois un tropisme historique de la Turquie vers l’Europe, mais aussi un indéniable ancrage dans le monde musulman. Les deux ne sont pas vraiment compatibles.
La Turquie a toujours désiré l’Europe avec passion, comme un homme désire une femme : avec des moments d’amour et des moments de haine. La Turquie n’est pas européenne. Mais elle s’est toujours voulue européenne. Récemment, un jeune Turc m’a dit : « Si nous ne pouvons pas devenir européens, que nous restera-t-il ? L’islam. » Les Turcs se sentent humiliés, par leur pauvreté, par les man�uvres dont ils ont été l’objet. Ils ont l’impression de ne pas parvenir à trouver leur place dans le monde. On peut penser à une solution de rechange : une fédération indépendante des peuples turcs, avec l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Turkménistan, l’Azerbaïdjan, qui correspondrait à la tradition, aux mentalités. La situation géographique de ces pays et leurs relations avec leurs différents voisins ne rendent pas aisée une telle réalisation.
Que pense l’historien de la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne ?
L’inconvénient majeur de l’entrée de la Turquie dans l’Europe serait celui de l’immigration : 15 millions de Turcs auront sans doute envie d’arriver chez nous. Mais, Dieu merci, je suis historien, et non homme politique ! Et le rôle de l’historien, c’est de dresser un tableau pour éclairer les décisions. Je n’ai pas à me mettre à la place de ceux qui devront les prendre.
© L’Express, le 12/12/2002