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Intégration

L’impatience des Turcs de France

lundi 6 décembre 2004, par Anne Vidalie

L’Express du 29/11/2004

L’hostilité à l’entrée de son pays d’origine dans l’Europe déçoit cette communauté solidement installée dans l’Hexagone. Elle balance entre le repli identitaire et une intégration qui, chez les jeunes, commence à faire évoluer les mentalités

Deniz Yilmaz ne comprend plus ses concitoyens français. Née de parents turcs, cette jeune femme de 32 ans, assistante juridique à Paris, a du mal à croire les sondages. A croire que 75% des Français, selon l’Ifop, s’opposent à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne : « Pourquoi sont-ils contre ? » Non, vraiment, elle ne comprend pas. Elle qui, arrivée en France à 3 ans, a repris ses études de droit pour devenir avocate, et se sent française, se surprend à défendre le pays de ses parents, de ses vacances, de ses racines. « Il y a pourtant des tas de choses que je n’aime pas en Turquie ! »

« Celui qui se sent en danger d’un point de vue identitaire se raccroche à la langue et à la religion »

Les atermoiements français sèment le trouble parmi les quelque 400 000 Turcs de France, naturalisés ou non, et Français d’origine turque. Intarissables, ils se disent touchés, déçus, peinés. Comme Aydan Merdan, 23 ans, étudiante en mastère d’ingénierie des affaires à Paris, dont la lecture du moment s’intitule La Turquie, vers un rendez-vous décisif avec l’Union europénne (sous la direction de Didier Billion, PUF) : « Je suis attristée par l’hostilité de la France, par ce rejet soudain. La Turquie a tant fait pour entrer dans l’Union, du respect des minorités aux progrès énormes dans le domaine des droits de l’homme. Et puis, une parole a été donnée... » Sa mère, Zehra, propriétaire d’un restaurant près de la place de la République, s’emporte : « Il n’est pas démocratique d’imposer plus de contraintes à la Turquie qu’aux autres pays candidats ! Je veux bien de l’Europe, mais aux mêmes conditions que les autres... » Zehra et sa fille mettent en avant la peur du poids démographique de la Turquie, la méfiance face à l’islam. La mauvaise image de leur pays d’origine, aussi. « Quand on évoque la Turquie ici, regrette Aydan, c’est Midnight Express, la torture dans les prisons, les femmes voilées, le génocide arménien. C’est dur... On ne parle pas de la Turquie moderne, européenne, laïque, ouverte, de la Turquie qui bouge, qui change. »

Des réseaux familiaux ou confessionnels
Les Français ne connaissent pas la Turquie, ruminent les Turcs de France, ils ne nous connaissent pas, nous qui vivons ici depuis deux générations. » Les premiers ont débarqué en 1969, lorsque la France avait besoin de bras pour faire tourner ses usines automobiles et ses chantiers de construction. Ils ont été accueillis chaleureusement. « Le patron de l’entreprise de bâtiment qui m’avait recruté m’attendait à la gare avec sa Fiat jaune, raconte avec émotion Muhammet Durak, 59 ans, arrivé en Alsace en 1971 et aujourd’hui à la tête de plusieurs sociétés. Puis on est allé déjeuner ensemble, au restaurant. » Ces ouvriers n’ont pas choisi la France. Ils auraient préféré sa voisine allemande, destination des premiers émigrés dans les années 1950. « Je me suis inscrit pour l’Allemagne, et c’est la France qui est sortie », lâchent-ils. Peu importait, au fond, car ils n’avaient pas l’intention de prendre racine si loin de chez eux. Ils voulaient rester le temps de réussir, de mettre assez d’argent de côté pour rentrer au village acheter une maison, un champ, une boutique.

Au fil des ans, ils ont rameuté frères, cousins, oncles, neveux, voisins. A la demande de leurs employeurs, souvent. « Jusqu’au coup d’arrêt donné à l’immigration économique en 1974, les réseaux familiaux, régionaux, ethniques - kurdes, turcs, arméniens, tcherkesses, grecs, kazakhs... - et confessionnels - alévis, yézidis, syro-chaldéens... - ont fonctionné à plein », observe Stéphane de Tapia, démographe, spécialiste de l’immigration turque au CNRS, à Strasbourg. La plupart venaient des contrées rurales et pauvres de l’Anatolie centrale et orientale. A la suite du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, les réfugiés politiques - militants de gauche, autonomistes kurdes, syndicalistes, etc. - ont grossi à leur tour les rangs des Turcs de France. Eux non plus ne voulaient pas rester. « Quand je suis arrivé, en 1982, je pensais retourner en Turquie dès que les choses seraient rentrées dans l’ordre, témoigne Ahmet, kurde et tailleur de son métier. Et puis les années ont passé, les enfants sont nés ici, on a fait notre vie... »

Un islam plutôt modéré
Avec la crise économique en Europe et l’instabilité politique en Turquie, le provisoire s’est peu à peu fait durable. « Les Turcs ont été conduits à reformuler leur projet migratoire, explique Gaye Petek, présidente d’Elele (« la main dans la main »), association parisienne d’aide à l’intégration. Dans la deuxième moitié des années 1970, ils ont commencé à faire venir leurs femmes et leurs enfants. Tout en admettant que le retour au pays devenait de plus en plus aléatoire, ces premiers immigrants refusaient que l’installation en France se double d’une assimilation. Ils voulaient éviter l’acculturation définitive des enfants et protéger le groupe dans sa différence à travers la préservation de l’identité familiale traditionnelle, religieuse et villageoise. »

Qu’ils vivent en Alsace, où ils constituent la première communauté étrangère, en région parisienne, en Rhône-Alpes ou en Aquitaine, les Turcs de France restent cramponnés à leurs racines, tout en s’agaçant des gages d’intégration que la société française exige d’eux. Prompts à se sentir stigmatisés. « J’ai beau être arrivé en France dès 1976, avoir décroché un doctorat d’économie à la Sorbonne et épousé une Française, diriger une société de promotion publicitaire depuis quinze ans, je ressens parfois une forme larvée de discrimination », déplore Servet Demir, 48 ans, président de l’association qui fédère les alévis de France, ces Turcs adeptes de l’alévisme, doctrine religieuse empreinte d’humanisme, très attachés à la laïcité et à l’égalité entre les sexes. Ce sentiment d’être, à vie, l’étranger, Faruk Gunaltay, 55 ans, le connaît bien. « On est confronté aux préjugés racistes et aux lieux communs, affirme le directeur du cinéma l’Odyssée, à Strasbourg et alsacien depuis l’âge de 6 mois. On me dit encore « Vous n’avez pas l’air turc », comme si c’était un compliment ! » « Qu’est-ce que ça veut dire, au juste, l’intégration ? questionne Ozcan Onder, 43 ans, employé dans une société d’entretien automobile et président de l’Association des parents d’élèves turcs de Strasbourg. Je vis en France depuis un quart de siècle, je paie mes impôts, je travaille, je respecte les lois, mes enfants sont français... Que dois-je faire de plus ? J’estime être bien intégré. En revanche, je suis contre l’assimilation. Je souhaite que ma fille et mes deux fils parlent turc, qu’ils connaissent la Turquie, son histoire, sa culture. » Par-delà sa fragmentation ethnique, idéologique et religieuse, la communauté turque serre les rangs autour de ses étendards : la langue et l’attachement à la nation turque. Dépourvus de liens historiques et culturels avec la France, fiers de leur passé impérial et de leurs traditions, les Turcs ont le nationalisme chevillé au corps. « Nous n’avons pas de complexes, nous ne nous sentons ni inférieurs ni redevables », résume Sevinç Mert, 33 ans, la très directe présidente de l’Assemblée citoyenne des originaires de Turquie, une association qui milite pour une participation accrue des Turcs de France à la vie politique et sociale.

« Le sentiment national turc ne reflète pas une relation affective à un Etat, mais à des pratiques culturelles, à un groupe avec lequel on se sent une communauté de destin, souligne Samim Akgönül, historien et politologue au CNRS, à Strasbourg. Dans la société traditionnelle, l’individu n’existe pas en dehors de sa communauté. En situation d’immigration, l’appartenance au groupe et la volonté d’être ensemble sont encore plus forts, car la minorité est plus compacte. »

Dans les villes et villages où elle a posé ses valises, la première génération d’immigrés a reconstitué une petite Turquie avec ses rites, ses mosquées, ses imams et ses codes sociaux. Au nom de la tradition. Au nom de l’islam. « Lorsque la religion de la population immigrée est différente de celle de la société globale, le discours justifiant la perpétuation des normes traditionnelles est un discours religieux », décrypte Riva Kastoryano, chargée de recherche au CNRS, spécialiste de la communauté turque. Les Turcs pratiquent majoritairement un islam plutôt modéré. Et pourtant. « Jeûner pendant le ramadan et aller à la mosquée le week-end deviennent des gages d’appartenance au groupe, remarque Samim Akgönül. Celui qui se sent en danger d’un point de vue identitaire se raccroche à la langue et à la religion. » Résultat, l’islamisme turc a fleuri en Europe, sur le terreau de l’immigration. « Le Milli Görüs - la Vision nationale - bien implanté en France, reflète cette sensibilité dont est d’ailleurs issu l’actuel Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan », précise Franck Fregosi, politologue, spécialiste de l’islam au CNRS.

Chez beaucoup de Turcs de France, l’horloge s’est arrêtée il y a trente ans. Seher Pansart, 39 ans, en France depuis quinze ans, s’en étonne encore. Médiatrice depuis 1997 au service de l’Association départementale pour l’accompagnement des migrants et de leurs familles, elle connaît bien les familles turques de Châlette-sur-Loing, banlieue industrielle de Montargis, et de Saint-Jean-de-la-Ruelle, près d’Orléans. « Ce qui est frappant, c’est leur façon de vivre, de meubler leurs maisons. Ils reproduisent la Turquie qu’ils ont quittée, dans une crispation identitaire qu’explique leur peur de l’extérieur. L’immense majorité des femmes ne parle pas français, d’ailleurs, et tient toutes ses informations de la télévision turque. » Beaucoup de parents envoient leurs enfants à des cours coraniques dans les mosquées. Là, disent-ils, on leur apprend à respecter les aînés, on leur inculque la discipline.

« On aime vivre ensemble, se retrouver en groupe, célébrer les fêtes, rapporte Deniz Yilmaz. A Saint-Michel-sur-Orge, dans l’Essonne, où j’habite avec mes parents, j’ai une de mes tantes, quatre oncles et un arrière-cousin. » Au total, la « smala », comme elle l’appelle affectueusement, compte une quarantaine de membres. Une chance pour Deniz, son père est l’aîné de la fratrie. « Du coup, mes oncles et mes tantes ne se mêlent pas de ma vie. » Tout le monde n’a pas cette veine. « Certaines femmes se plaignent d’être surveillées par leurs voisins, indique Seher Pansart. Mais elles apprécient d’être épaulées par la communauté, qui leur procure un sentiment de sécurité. »

Les Turcs de France ne laissent jamais les leurs sur le carreau. Ils se prêtent de l’argent, de fortes sommes parfois, sur parole. « Quand l’un de nous est au chômage, se marie ou sort de l’école, on se débrouille pour l’aider à se loger et à trouver un travail, renchérit Hatice Sahin, 34 ans, secrétaire du conseil régional du culte musulman, à Strasbourg. C’est comme ça que mon mari a trouvé un emploi dans le bâtiment en arrivant de Turquie, après notre mariage, alors qu’il ne parlait pas français. » Cette solidarité nourrit le dynamisme économique de la communauté. Exemple : l’immobilier, qu’elle investit massivement. « A Mulhouse, les Turcs achètent des immeubles entiers, qu’ils rénovent et louent aux nouveaux arrivants, raconte Arlette Grosskost, députée UMP du Haut-Rhin. Voilà comment s’est constitué le « Petit Istanbul », entre l’avenue de Colmar, la rue de la Filature, la rue du Gaz et la rue de Strasbourg. »

Sclérose sociale et culturelle

Altan Gökalp, anthropologue, directeur de recherche au CNRS, en est convaincu : « C’est par le biais de l’économie que se fera l’intégration. A la chinoise. » Une opinion partagée par Samim Akgönül. « Le travail, l’épargne, l’investissement et l’entraide sont sacralisés par les Turcs, qui font montre d’un dynamisme entrepreneurial vigoureux et d’une éthique du labeur quasi protestante. » L’adage (turc) ne dit-il pas : « Ma patrie, ce n’est pas là où je suis né, mais là où je gagne mon pain » ? Muhammet Durak, alsacien depuis trente-trois ans, incarne à merveille ce dicton. Pendant deux ans, il a été chef d’équipe sur les chantiers la semaine et coiffeur les week-ends et jours fériés. En 1974, il a créé sa première société, dans le bâtiment. « J’étais sur le pont jusqu’à 23 heures tous les jours, se souvient ce petit homme volubile et chaleureux. Tant et si bien que j’ai été opéré deux fois pour des hernies discales. » Il s’est bâti un petit conglomérat d’entreprises : un magasin d’habillement spécialisé dans les tenues islamiques, une société immobilière, une compagnie d’import-export aux Pays-Bas, un supermarché à Rüsselsheim, près de Francfort, un autre à Mannheim.

La famille Asan a fait un bout de chemin, elle aussi, depuis que le père est arrivé à Strasbourg comme maçon-coffreur. En une génération, la petite épicerie du quartier du Neudorf s’est muée en florissante PME de distribution alimentaire, Pro Inter. Une histoire comme les Turcs les aiment. Les quatre frères ont mis la main à la pâte pour épauler le patriarche. « Le premier souci des Turcs d’ici est de trouver une occupation, un travail pour leurs enfants, observe Salih Asan, 33 ans, PDG de l’entreprise. Pour leur éviter la délinquance et les mauvaises fréquentations. » Quitte à expédier le jeune qui tourne mal chez un grand-père ou un oncle en Turquie, à charge pour eux de le remettre dans le droit chemin.

« Cette communauté règle ses conflits à l’intérieur du groupe et exerce un contrôle tatillon sur les jeunes », souligne Gaye Petek. Ces règles sociales pèsent lourdement sur les épaules des adolescents et des jeunes adultes nés en France ou arrivés dans les bras de leurs mères. « L’immigration est un lieu de sclérose sociale et culturelle, voire de régression, tranche Altan Gökalp. Les filles d’Istanbul mènent une vie bien plus libre que celles de Mulhouse ou de Cholet. » Le sujet qui fâche, c’est le mariage. Parce qu’on touche là au sexe et à la descendance, au sang et au devenir de l’identité turque. Rares sont les unions avec des Français de souche. Les parents veillent au grain. « On tolère que les garçons aient des relations avec des Françaises avant le mariage, voire mènent une double vie après, indique Ahmet Kaptan, psychologue clinicien, qui sonde les âmes des Turcs de Strasbourg depuis trente ans. En revanche, il est exclu pour beaucoup de familles, à l’exception des alévis notamment, que leurs filles sortent avec des Français. »

Le drame des mariages arrangés

Zeynep et Marc en savent quelque chose. Profs tous les deux, ils se sont rencontrés en 1999, dans le collège où ils enseignaient. Le coup de foudre. Pendant deux ans, ils se sont vus en cachette, ou chez les parents de Marc. Pas question de mettre ceux de Zeynep dans la confidence. Trop risqué. D’autant que la jeune fille s’était fiancée, en Turquie, avec son cousin. « J’avais accepté pour faire plaisir à mes parents », confie-t-elle. Alors, un beau jour de 2002, les deux tourtereaux ont fait leurs bagages et sont partis filer le parfait amour à l’autre bout de la France. Depuis, ils se sont mariés et ont fait un bébé. Louis a six mois aujourd’hui. Il apprendra le turc. Mais c’est lui qui choisira sa religion, plus tard.

On ne badine pas avec l’honneur. Tel ce père de famille qui a prestement rapatrié femme et enfants en Anatolie, sous prétexte que sa fille aînée était partie avec un Allemand. Pour laver la faute. Et fuir le qu’en-dira-t-on, si étouffant... « C’est une règle d’or dans la société turque, analyse Samim Akgönül. Chacun est redevable devant le groupe de ses actes et de ses paroles. La pression est énorme. Toute concession est vécue comme une trahison. » On se marie de préférence entre Kurdes, alévis, sunnites. Et on va chercher l’élu(e) en Turquie. Un bon moyen, pense-t-on, de faire d’une pierre trois coups : ralentir l’assimilation honnie, régénérer la sacro-sainte turcité et alimenter la dynamique migratoire. La bonne conscience en prime. « En faisant venir un jeune homme ou une jeune femme de la famille, du village ou de la région, on s’exonère du sentiment d’avoir trahi en quittant la Turquie », estime Seher Pansart. Ces mariages arrangés, parfois forcés, représenteraient la grande majorité des unions - et la quasi-totalité de l’immigration turque depuis quinze ans. Avec leur lot de déceptions, de ruptures, de violences. « Il y a un décalage social entre ceux qui viennent de Turquie et ceux d’ici, explique Muharrem Koç, coordinateur de l’Association de solidarité avec les travailleurs turcs, à Strasbourg. Des jeunes filles qui ont fait des études supérieures là-bas, qui allaient au théâtre et au cinéma, se retrouvent cloîtrées à la maison, mariées avec des garçons qui ont tout juste un CAP ou un BEP. » D’autres, qui allaient nu-tête à Izmir ou à Istanbul, doivent porter le voile en France. Comme cette jeune mariée que son époux attendait à l’aéroport de Strasbourg, un foulard dans la poche, sous prétexte qu’ « Ici, on n’est pas en Turquie ! ».

Cet après-midi d’octobre, quatre jolies filles turques, gaies comme des pinsons, bavardent dans les locaux d’Elele, près du canal Saint-Martin. Une gaieté qui fait la nique au destin. Car leurs rêves brisés se ressemblent tristement. Elles ont été abandonnées par leurs maris, des Français d’origine turque, épousés au pays. Elles ne parlent pas français, n’ont pas de travail ni de famille. Juste un lit dans un foyer et la main secourable que leur tendent Gaye Petek et les bénévoles d’Elele. Parmi elles, Senem, 23 ans, a été « repérée » par la famille de son futur mari, originaire de la même ville qu’elle. Elle a insisté, quand même, pour rencontrer son promis avant que la date du mariage soit fixée. Ils ont passé une demi-heure ensemble. Quinze jours plus tard, ils étaient unis civilement. Son mari, Vedat, est reparti en France. Les deux jeunes mariés ne se sont revus qu’un an plus tard, pour la grande fête de mariage, le 17 août 2003. « Il me disait qu’il ne pouvait pas venir avant parce qu’il avait trop de travail, et je le croyais », se remémore la jeune femme. En septembre 2003, Senem débarque dans sa belle-famille, dans une petite ville des Vosges. Commencent alors les vexations et les humiliations. Son quotidien ? Le ménage et la vaisselle. Son horizon ? La télé turque. « Ils m’ont mise en cage. Je n’avais pas le droit de quitter la maison seule ni de voir quiconque. Mon mari refusait de faire chambre commune et sortait sans moi. » Jusqu’au jour où Vedat lui a annoncé qu’il ne voulait plus d’elle. Qu’il souhaitait être libre. Qu’il allait la mettre le soir même dans un avion pour Ankara. « Pourquoi t’es-tu marié, alors ? » l’a-t-elle interrogé. « Parce que mes parents me l’ont demandé. » C’était sa deuxième union avec une jeune Turque. Sa deuxième séparation, aussi. En mai dernier, Senem est retournée chez sa mère. Pas pour longtemps. Elle est revenue en France, décidée à exiger des comptes. Ce qu’elle veut ? Elle se redresse sur sa chaise, son regard noir s’allume. « Divorcer. Obtenir une pension alimentaire. Vivre en France. Je veux travailler et être autonome. » Dans son malheur, Senem a eu de la chance. « Au moins, son mari ne lui a pas fait subir de violences physiques », souffle Pinar Hüküm, psychologue et animatrice d’Elele. Des femmes paumées, battues parfois, des filles qui fuient une union dont elles ne veulent pas, elle en reçoit toutes les semaines. En témoignent les deux épais classeurs étiquetés « mariages forcés » et « violences conjugales » sur l’étagère de son bureau.

L’espoir de la réussite sociale

Mais les esprits évoluent doucement. Certes, peu nombreux sont les garçons et les filles qui, comme Aydan Merdan, avouent ne pas aimer « le côté communautaire. Je n’ai aucune envie de rester entre Turcs. Je me sens française avec un patrimoine turc ». La plupart des jeunes sont tiraillés. « Ils sont en décalage avec leurs parents, qui les adjurent de rester turcs », relève Gaye Petek. Muammer Yilmaz, 28 ans, directeur de la société d’audiovisuel VIP Production, a beau évoquer avec tendresse l’hospitalité, la solidarité et la générosité turques, il regrette « le repli sur elle-même de la communauté, dont l’évolution n’a pas suivi celle de la Turquie ». Epouserait-il une Française non musulmane ? « A priori, je pense que je me sentirais plus en phase avec quelqu’un qui partage mes coutumes et mes valeurs, mais qui sait ? Peut-être tomberai-je amoureux d’une Française, d’une Japonaise ou d’une Africaine. Au risque d’entrer en conflit avec mes parents. » Au fond, les parents savent bien qu’ils livrent un combat d’arrière-garde. Ozcan Onder l’admet : « Tous les ans, j’emmène mes enfants quatre semaines en Turquie. Dès la troisième, ils me demandent quand on rentre. J’ai acheté une parabole pour qu’ils regardent la télé turque. Mais ils préfèrent les chaînes françaises. On n’y peut rien, l’assimilation se fait toute seule... » Ses espoirs, désormais, il les place dans la réussite sociale de ses rejetons. Et se bagarre pour qu’on n’aiguille pas systématiquement les jeunes d’origine turque vers les filières manuelles, « sous prétexte que leurs pères sont ouvriers ».

« Contrairement à leurs aînés, les jeunes ont pour horizon quotidien Paris ou Strasbourg, pas Ankara et ses clivages politiques et religieux », fait valoir Franck Fregosi. Autre signe des temps selon lui : « Le Milli Görüs, incarnation de l’islam radical, a gommé les aspérités trop orthodoxes de son discours et ses imams affirment qu’il faut prendre la nationalité française. » Les dirigeants de la Licep, association issue de la branche jeunes du Milli Görüs, ne disent pas autre chose. « Nos parents étaient une masse silencieuse. Nous, nous voulons nous exprimer, plaide son porte-parole, Saban Kiper, qui a été candidat aux élections régionales sur la liste du PS. Nos intérêts sociaux, économiques et politiques sont en France, ce qui passe par une citoyenneté pleine et entière. » Et, à les entendre, par un oui franc et massif de l’Europe à la Turquie. Sinon, leur intégration sociale balbutiante pourrait en pâtir, avertissent les Turcs de France. « Ce débat entame notre sentiment d’appartenance à la communauté française », enrage Murat Ercan, vice-président de la Licep. Pis, d’après Faruk Gunaltay : « Un non à la Turquie décuplerait les réactions de rejet envers les Turcs d’ici. » L’Europe pour réconcilier leur passé et leur avenir, alors ? Ils le souhaitent de toutes leurs forces.

Post-scriptum
90% des Turcs de France ont moins de 60 ans, et 40% ne sont pas encore trentenaires. Si la deuxième génération est parfaitement francophone, ce n’est pas le cas de la première : 75% des hommes parlent difficilement ou pas du tout le français.

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