A l’approche des élections, Neşe Düzel s’était entretenue avec un représentant du parti nationaliste MHP qui avait de fortes chances, d’après les sondages, d’obtenir un bon score aux législatives. C’est un intellectuel de haut niveau qu’elle interroge : Gündüz Aktan. Ambassadeur à la retraite, il a aussi été l’un des anciens présidents de l’ASAM (Centre de recherche stratégique Europe-Asie). Il apparaît aujourd’hui comme l’un des penseurs les plus cohérents et les plus profonds du conservatisme nationaliste et de l’identité nationale turque face aux défis de la mondialisation. Il nous livre dans cette interview un point de vue intéressant sur la laïcité selon Atatürk.
L’association Turquie Européenne ne se reconnaît pas forcément dans l’ensemble des propos et positions de M. Aktan. Il ne nous apparaît pas moins intéressant de les diffuser pour la simple pertinence des arguments avancés et du débat proposé.
Vous étiez un éditorialiste lu et connu. Pourquoi avez-vous préféré entrer en politique ?
Ce qu’on écrit dans ses colonnes, on le dit dans ses discours politiques. La politique est synonyme d’expression, de discours. Plus tard, ce discours se transforme en acte dans le cadre du mécanisme de décision de l’Etat. On fait de la politique pour entrer dans ce mécanisme de décision de l’Etat.
Est-ce que vous pensez que le MHP accédera au pouvoir ?
D’une certaine façon, c’est possible. Ce qui est important, c’est d’accéder au pouvoir par l’intermédiaire d’une organisation qui soit conforme à vos idées.
Je pensais vous voir militer au CHP. Pourquoi avez-vous préféré le MHP ?
Il y a deux raisons essentielles à cela. La première concerne la laïcité. La deuxième, c’est que contrairement au CHP, le MHP n’a pas de problème idéologique concernant l’économie de marché et la mondialisation.
Prenons la laïcité … La laïcité selon le CHP n’a pas de sens profond. C’est une laïcité qui semble extérieure à la religion. Pourtant, la laïcité de la République instaurée par Atatürk avait un contenu religieux. Il n’y a qu’à voir : le Ministère des Affaires religieuses et l’Etat Major de l’Armée ont été créés en même temps. Lors des débats à l’Assemblée Nationale, le ministre de la Justice, Seyit Bey, a fait un discours très important. Il a déclaré : « Nous sommes Hanéfites dans la pratique, Maturidites dans la foi. » Le contenu de ce discours prononcé par ce « docteur de la foi » avait entièrement été dicté par Ataturk. Le sens religieux de la laïcité selon Atatürk était basé sur l’idéologie de l’imam Maturidi mais cela a été oublié par la suite. Le CHP a sa part dans cet oubli.
Qu’est-ce que la laïcité selon Ataturk ?
Aujourd’hui on se demande si un croyant fervent peut être laïc. Eh bien, oui. Matudiri en a donné le meilleur exemple. L’imam Matudiri a vécu entre 850 et 950 à Samarcande. C’était un religieux extraordinaire. C’était un génie, un Turc, le premier qui a défendu la séparation entre la politique et la religion. Il a défendu la raison en déclarant : « C’est Dieu qui a créé le Coran. C’est Dieu qui a créé la Révélation. Si Dieu a créé la Révélation, qui a créé la Raison ? » Dans sa théologie, Maturidi conçoit un individu capable à la fois de raisonner et de croire en Dieu. « Le Bien et le Mal viennent de vous, pas de votre destin », affirme l’imam Maturidi. Il ne croit pas en un destin, et c’est très important car si le destin n’existe pas, eh bien, vous êtes un individu responsable de son comportement. En fait, ce qui est fondamental, ce sont vos actes. Maturidi a créé la notion d’individu. Spécialement dans des versets qui ont perdu leur validité…
Oui, que sont devenus ces versets ?
Chez Maturidi, ces versets devenaient caducs dès lors qu’ils n’étaient pas appliqués avec la raison. C’est une pensée très novatrice. Maturidi n’admet pas non plus que le groupe fasse pression sur l’individu dans le domaine religieux. Cette théologie est entièrement adaptée à une société démocratique et laïque. La laïcité selon Ataturk était justement dans la lignée de cette idéologie hanéfite et maturidite. Ce qui signifie qu’un individu croyant peut être laïc. Le CHP, au contraire, n’a toujours pas réussi à concilier la foi et la laïcité. Face à la laïcité vide de sens religieux que défend le CHP se dresse un courant Selefi (salafiste) qui s’est donné pour nom « Milli Görüs » (« L’Action nationale »). Ce nouveau courant Selefi est l’exact opposé de l’idéologie maturidite. En effet, il mêle religion et politique. Il pense que l’Islam, en mettant la main sur l’Etat, va connaître un nouvel élan. Ce courant, fondé sur le concept de « communauté des croyants », ne peut s’adapter ni à la démocratie ni à la laïcité. C’est sur ce point que s’opposent les concepts de « peuple », d’ « Etat-nation » véhiculés par le MHP et le concept de « communauté des croyants » de l’AKP.
Que pense le MHP du mémorandum de l’Armée du 27 avril ?
Personnellement, je n’ai pas entendu de la part du MHP le moindre mot de soutien au 27 avril.
Est-ce que vous avez entendu des critiques à l’égard de ce mémorandum ?
Naturellement, ils ont dit beaucoup de choses mettant l’accent sur l’importance de la démocratie, des choses qui insistaient sur l’aspect non-démocratique du mémorandum. Je pense qu’ils ont fait une critique méticuleuse.
Récemment, le président du MHP est monté à la tribune avec une corde à pendre à la main. Il a parlé en agitant cette corde. Il a dit qu’il allait la donner à l’AKP pour pendre APO (Abdullah Öcalan, le chef du PKK, parti kurde en lutte contre Ankara depuis 1983. Cette organisation marxiste léniniste est classée comme terroriste par les Etats-Unis et l’Union Européenne). Avez-vous assisté à ce meeting ?
Oui, j’ai vu cela à la télévision.
Est-ce que vous trouvez pertinent que le MHP s’engage dans cette course à la peine de mort en montant à la tribune avec des cordes à la main ?
Le Premier Ministre a attaqué le MHP en disant : « Pourquoi n’avez-vous pas pendu APO ? Quelle sorte de nationalistes êtes-vous ? » Face à cette attaque, le MHP a répondu : « Nous, nous faisions partie d’une coalition. Vous, vous êtes là depuis quatre ans. Vous n’avez qu’à le pendre. » Si Erdogan n’avait pas fait cette attaque, on n’aurait pas assisté à de telles scènes.
Est-ce que votre passé et votre niveau intellectuel sont compatibles avec le niveau de ceux qui montent à la tribune avec des cordes à pendre ?
La question ne se pose pas. Ce que Devlet Bahçeli a fait n’était qu’un simple geste. C’était une réponse à l’attaque de Monsieur Erdogan. Quand il a jeté cette corde, ce n’était évidemment pas pour que quelqu’un s’en empare et aille pendre Öcalan. C’était de l’ironie.
Est-ce que vous vous considérez comme partie prenante de cette façon de voir les choses ?
Comme je l’ai dit dès le début, je me considère comme partie prenante des spécificités essentielles du MHP. L’identité turque, la structure particulière de la Turquie, la laïcité à fondement religieux sont d’une grande importance. C’est pour ces idées que je suis dans ce parti. La Turquie est confrontée à des problèmes très importants. Je considère que ce sujet-là n’est qu’un simple détail…
L’exécution capitale d’Abdullah Öcalan ?
Oui. Car aujourd’hui, de toute façon, Öcalan ne peut pas être exécuté. On en peut l’exécuter ni en changeant le Code Pénal, ni en annulant le 11e protocole. Öcalan n’a pas été exécuté à l’issue de son procès. La conclusion de ce procès est pour lui un droit acquis. On débat sur un sujet fictif. C’est pourquoi je dis que c’est un simple détail… On en doit pas s’arrêter aux gestes. Vous, vous pouvez trouver ce geste inesthétique. Mais en fin de compte, il ne signifie pas qu’il faut réellement pendre Öcalan.
Et concernant la candidature de la Turquie à l’UE, que pense le MHP ? S’il accède au pouvoir, quelles seront nos relations avec l’UE ?
Pour qu’on nous accepte dans l’UE, il faut une volonté commune. Mais l’UE s’est divisée en deux sur cette question. Une partie de l’UE veut de nous, l’autre partie ne veut pas. Tant que cette situation durera, on ne pourra pas entrer dans l’UE. Nous ne pourrons pas entrer dans un avenir proche. La candidature à l’UE n’est pas n’importe quelle question de politique extérieure. Nous sommes obligés de consacrer une grande partie de l’énergie du peuple et de l’Etat à cette candidature. On ne peut consacrer son énergie à ce thème quand on voit une telle incertitude dans le camp d’en face.
Le MHP est-il contre l’entrée de la Turquie dans l’UE ?
Vous pouvez déduire la position de ce parti de son action dans le 57e gouvernement. C’est ce gouvernement-là qui a ouvert la route vers l’UE. Si le MHP n’avait pas voulu entrer dans l’UE, il n’aurait pas participé à ce travail. Mais maintenant, la situation a changé. Le MHP a acquis la conviction que l’UE n’avait pas l’intention de nous accepter comme membre à part entière. C’est pourquoi il pense avoir besoin d’une période de réflexion sur la stratégie à adopter. Cela signifie qu’à la fin de cette période, on prendra une décision stratégique sur notre entrée ou non dans l’UE. Si l’UE continue à exiger de la Turquie ce qu’elle n’exige pas des autres, alors, on lui demandera de réviser sa conduite envers notre pays. Si elle ne le fait pas, inutile de perdre notre temps, nos routes se sépareront. Que faut-il faire dans notre cas ? Couper tous les ponts et ne pas revenir en arrière ou bien mettre en place un mécanisme et suspendre quelque temps les relations ?
Le MHP veut-il vraiment que la Turquie devienne membre de l’UE ?
Si les Européens ne le veulent pas, alors le MHP ne le veut pas non plus. De toute façon, la France et l’Allemagne, qui détiennent dans l’Europe le plus grand pouvoir de décision, déclarent ne pas vouloir de la Turquie dans l’UE.
Et quelle est la position du MHP concernant nos relations avec les Etats-Unis ?
(Réponse dans la suite à paraître)