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Du nationalisme kurde au patriotisme d’un citoyen de Turquie

L’homme sandwich

mercredi 24 octobre 2007, par Baskın Oran

Dire “je t’aime” était tabou à notre époque. Aujourd’hui, l’expression s’est, disons, banalisée. En pareil temps, il est quand même difficile de déclarer : “j’aime énormément Mehmed Uzun.” Mais comme on dit dans la chanson : “je l’aime et c’est tout. Quelque chose à redire ?”

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On me dira que je lui voue de tels sentiments pour s’être fendu cette année en pleine campagne électorale de déclarations à la presse dans lesquelles il soutenait un Turc (Baskin Oran, ndt) dont il n’avait jamais entendu la voix et encore moins vu le visage. Un candidat qui, de plus, était opposé à un candidat kurde soutenu par la fédération locale du DTP (Parti pour une Société Démocratique, kurde) malgré l’avis du Conseil National de ce parti ? Parce qu’il n’a pas hésité à me téléphoner plusieurs fois pour m’assurer de son soutien avec sa petite voix chaude ?

Ça a dû jouer, peut-etre. Mais il est une chose qui n’admet pas de peut-être : c’est que votre humble auteur est un homme-sandwich.

D’un côté, parce que je défends la liberté d’expression, l’Etat fait pression sur moi. De l’autre, ce sont certains socialistes qui m’accablent parce que je me permets de remettre en cause leurs refrains préférés des années 60-70 ; en fait il serait plus exact de parler de Kémalistes socialistes.

Il en va de même sur un autre sujet : parce que je considère ce qui s’est passé en 1915 comme un crime contre l’humanité, ce sont tous les extrèmistes kémalistes qui me maudissent. De l’autre, parce que je m’oppose vigoureusement à l’emploi du terme de génocide, ce sont tous les extrémistes de la diaspora arménienne qui me tombent dessus. Et voilà votre serviteur qui leur sert de sandwich.

Et Mehmed Uzun lui aussi est un homme-sandwich. D’un côté, de par son passé et sa volonté de ne jamais concéder quoi que ce soit en ce qui concerne sa culture comme la pratique de sa langue, l’Etat fit pression sur lui. De l’autre, certains sites Internet de la diaspora kurde ne lui épargnèrent pas leur mépris. Sa faute... : “ avoir insulté les défenseurs de la cause kurde et du Kurdistan dans le cadre de sa défense lors d’un procès, et ce au-delà de la littérature estampillée République de Turquie.” Avoir déclaré : “ mon rôle n’est pas de faire du séparatisme. C’est de rassembler.” Ou encore : “le séparatisme n’est pas seulement une imbecillité. Je le condisère comme une pensée particulièrement dangereuse.” (www.kurdinfo.com – 23 juillet 2007)

En gros, réfléchir et produire des analyses plutôt que de se mettre aux ordres. Voilà bien le plus grand crime aux yeux de toute autorité.

Et votre humble auteur d’être parvenu là où il se trouve aujourd’hui en partant d’un noyau kémaliste dur après avoir ramé et ramé dans un milieu chargé d’obscurité. Mehmed Uzun, lui, lorsqu’il avait 22 ans, c’est-à-dire en 1975, lance avec Rusen Aslan ( qui tient aujourd’hui une ligne patriote très respectable) la revue Rizgari, inégalée jusqu’alors dans le mouvement kurde et qui, selon l’expression de Seyhmus Diken aurait été la revue Birikim (célèbre revue de la gauche intellectuelle en Turquie–ndt) kurde de l’époque.

Et dans ce cadre, Mehmed se livre à un sérieux effort intellectuel tout entier tendu vers l’élaboration d’un nationalisme kurde assez dur. Il est deux idées tres importantes que l’on doit à cette revue :
1- la théorie de la colonie interne,
2- la distinction entre nationalisme de la nation opprimée et celui de la nation opprimante.
Pour eux, la Turquie exploite le Kurdistan. Le nationalisme (turc) de la nation dominante est mauvais tandis que celui de la nation dominée (kurde) est bon. Les deux thèses portaient alors le sceau du kémalisme antiimpérialiste de gauche.

Voilà donc ce même Mehmed Uzun, cet homme qui se dresse tout droit pour défendre la culture de son propre peuple, qui offre à sa langue maternelle, ainsi Shakespeare, un nombre incroyable de mots nouveaux, mais qui dans le même temps évolue tout doucement vers ce Mehmed Uzun, citoyen de Turquie, qui n’hésite pas un seul instant à se confronter à cet élément différenciateur du nationalisme qu’est la tendance à faire un ennemi de l’autre ou du différent. Et ceux qui en particulier dans la diaspora kurde cherchent à ne le voir que dans le cadre figé des pensées qui étaient les siennes à l’âge de 22 ans le prennent en sandwich avec tous ceux qui, en Turquie, défendent la vision d’un Etat resté identique à ce qu’il était dans les années 30.

Grâce à Dieu, le peuple et les intellectuels de ce pays savent très bien ce qu’ils ont à faire. Il n’est d’ailleurs pas d’autre explication à l’intérêt comme au soutien qui lui furent portés.

Peu importe l’origine ethnique ou la religion. Le naturel de la diaspora ébranlé dans les difficultés quotidiennes est tout à fait propice aux extrémismes et à l’irrationnel. Parce que, d’un côté tout en vivant cette nostalgie de la séparation d’avec son pays d’origine, elle vit dans un pays qui respecte les droits de l’individu, elle dispose de ce luxe de pouvoir exprimer ce qu’elle souhaite. Mais “gelée” comme elle l’est a l’époque ou elle a dû quitter le pays, elle peut tout aussi bien ne pas tolérer ceux qui ont un discours différent dans leur pays d’origine où la prise de parole relève d’un véritable acte de courage. Il est en outre cette nécessité d’être “dur” et résistant pour ne pas être assimilé. Un peu comme cette résistance inevitable au vêtement unique que l’on impose aux prisonniers dans le but d’anéantir leurs identités personnelles.

A cela, vous pouvez ajouter un peu de jalousie a l’egard de quelqu’un qui, au lieu d’aller bénéficier des assurances chômage, s’est mis à écrire, à pétrir la tradition avec la modernité, à écrire en 3 langues et à être publié en 22 autres.

Et malgré tout cela, vous avez affaire à quelqu’un qui ne s’est jamais mêlé de politique. Ce que dis là, je le repète, n’a absolument aucun rapport avec l’origine ethnique ou la religion. Mais bien avec cette nécessité de rester une diaspora. Qu’il s’agisse des Turcs aux Etats-Unis, des Arméniens en France, des Kurdes d’Allemagne ou même des Syriaques en Suède. Peu importe. La diaspora est un dur métier.

Quel métier difficile !

Il est toujours très difficile de dire et d’écrire des vérités. Mais le comble de la difficulté c’est sans doute de faire mille pirouettes afin de dissimuler ces mêmes vérités.

Nous eûmes le bonheur de rencontrer Mehmed Uzun avant hier dans sa chambre d’hôpital. Puis il y eut le retour de Diyarbakir.

Je me souviens des images magnifiques et des textes d’un reportage intitulé “Simply Silent” de la revue Skylife de Turkish Airlines. La photo d’ouverture nous indiquait dès la première page que l’on y parlait de la célèbre ville de Ani – vestiges arméniens. Je lus ce reportage jusqu’à son terme. Une réussite. Une réussite assez sérieuse d’ailleurs : l’auteur qui dans le même temps a pris toutes les photos – c’est donc aussi un artiste- a réussi la gageure de ne pas employer une seule fois le terme “arménien” en neufs pages de reportage. Lorsqu’il parle des décors de l’église, il évoque des exemples décoratifs empruntés à “l’art chrétien”. Il parle de l’église Tigrand Homents (p,80) ou de celle de Abughamrent Gregor construite par le roi Gagik II (p.82) et vous fait dire : “ça y est, il va enfin en parler”. Mais non. Les seules références faites aux Arméniens procèdent de ce genre de cryptage.

Ah oui, pardon, j’oubliais : lorsqu’il évoque la grande Cathédrale, il parle de l’un des “chefs-d’œuvre de l’architecture d’Armen”. N’aie pas si peur ami journaliste et fends toi d’un si courageux “i” ! Vas-y, ecris : Ermeni (Armenien en turc -ndt) tu n’en mourras pas. Lance-toi. Je suis même prêt à en payer le prix pour toi.

Bien évidemment ne peut-il pas parler d’Ani. Il dit et écrit ““Anı”. Et d’ailleurs le passage que j’ai préféré dans cet article est certainement celui de la turquisation de Ani. Un peu comme l’appellation de cette église d’Ahtamar que nous avons restaurée entre les protestations des nationalistes pour la rebaptiser Akdamar (en Turc : la veine blanche -ndt). Donc, l’apogée de ce reportage se tient sans aucun doute dans le paragraphe qu’annonce l’intertitre ‘erreur de prononciation” :

Il est dit dans le récit de voyage de Evliya Çelebi (voyageur turc du XVIIe siècle célèbre pour ses carnets de voyage couvrant tout l’Empire -ndt) qu’on appelait cette ville, “la ville de An”. Ce nom qui dans les inscriptions en latin s’écrivait en majuscules ANI, fut écrit Ani dans les sources occidentales du simple fait que le “i” sans point n’existait pas dans ces langues. Par la suite, tous ceux qui tombèrent sur ce nom prirent l’habitude de le lire ainsi. Alors que dans les brochures de la direction régionale de la culture et du tourisme, le celebre guide local Celil Ersözoglu souligne que les populations autochtones qui ont vécu dans les grottes de la région jusqu’au séisme de 1949 avaient l’habitude de prononcer ce mot “Anı” et que l’autre prononciation n’est qu’une erreur de prononciation.

Il était une fois un hodja qui parlait de Dieu : “il n’est ni sur Terre, ni au Ciel, ni à droite, ni à gauche”. Le Bektasi (en Turquie, personnage aux positions hérétiques et paroles blasphématoires -ndt) n’en supporta pas plus : “ tu dirais bien qu’il n’existe pas du tout, mais tu ne l’oses pas.”

Ceci me rappelle aussi la plaisanterie ô combien mordante de mon ami le Professeur Kadir Cangizbay il y a de cela quelques années dans Agos. Comme on appelait les Kurdes des “Turcs des montagnes” (Dağ Türkleri), et bien en fait, il y eut des “Turcs des forêts” (Orman Türkleri) qui, le temps aidant seraient devenus des “Ormanî” enfin affinés en “Ermeni” (Arménien)…

Revenons-en aux choses simples. Notre artiste journaliste nous régale d’un grand festin. Et c’est dans ce genre de festin que vous appréciez l’incomparable saveur du sandwich. Vous vous dites : “Mon Dieu, merci de nous avoir créé ainsi”


- Note : Cet article fut ecrit quelques jours avant le deces de Mehmed Uzun et fut publie a Radikal avec le titre : Du nationalisme (kurde) au patriotisme de Turquie

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Sources

Traduction pour TE : Marillac

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